La philosophie d’Hannah Arendt comme source d’analyse de notre temps
« Penser ce qui nous arrive avec Hannah Arendt » de Bérénice Levet
A rebours des conformismes, clichés, idées convenues, de l’uniformisation et de la pensée binaire, la philosophe Hannah Arendt avait la capacité à bousculer les certitudes et les fausses évidences, pour regarder le réel en face. Pour le porter même au centre des préoccupations, le général ne devant être pensé, sous l’angle de la philosophie, qu’en accord avec le réel, ce qui bien trop souvent n’est pas le cas. En s’appuyant sur les leçons de l’histoire et du passé, ainsi que l’écoute de la langue et l’analyse du sens originel des mots, pleins de signification. Sans oublier le rôle du roman et de la littérature, souvent plus parlants et plus proches du réel que la philosophie abstraite. Ce à quoi je ne puis qu’acquiescer.
C’est à cette étude du réel et des réflexions que nous a transmises Hannah Arendt que la philosophe et essayiste Bérénice Levet nous convie, rendant ainsi non seulement un hommage appuyé à ce grand auteur qu’elle admire, mais nous aidant à mieux éclairer les faits et grandes tendances qui imprègnent notre temps.
Une philosophe de la liberté
La méthode qui guidait Hannah Arendt était celle de l’esprit critique et de l’esprit d’examen, qui cherche à comprendre les choses ou les événements. A l’image des crises de l’autorité, de l’école, de l’éducation, de la culture, ou encore de la politique et de la démocratie représentative, dont les prolongements se manifestent plus que jamais avec acuité à notre époque. Qui ont pour source en particulier la propension de l’homme moderne à abandonner notre héritage commun et sa transmission pour ne plus avoir que lui-même comme horizon.
Philosophe de la liberté, d’une liberté tournée vers le monde, mue par le lien qui se tisse entre les générations, et non vers l’individu autocentré, ignorant des événements passés, elle a laissé cet héritage qui amène Bérénice Levet à livrer elle aussi ce terrible constat :
Nous avons tout sacrifié à l’idole du mouvement, de la marche en avant, de l’ouverture, indifférents au besoin de sol, d’ancrage, de frontières, d’institutions, d’objets solides et durables, et même conspuant ces attachements. Antinomie fatale et pour l’individu et pour la civilisation. L’un ne va pas sans l’autre, l’un est la condition de l’autre.
A propos des crises qui nous touchent, elle relève ainsi que :
Toutes ont à voir avec le rapport épineux, c’est un euphémisme, que nous entretenons avec le passé. Nous ne savons plus qu’en faire. Nous ne savons plus comment nous y rapporter. Et nous refusons obstinément de comprendre qu’un peuple, un pays, un corps politique et ses institutions, un être humain sans étayage, sans le socle de ce qui demeure, alors que les jours, ses jours, s’écoulent, sont comme condamnés. Seules une anthropologie et une politique de la transmission pourraient nous sauver.
Une pensée à rebours du confort moral et intellectuel
Hannah Arendt se distingue aussi par le respect des nuances, de la complexité, sans doute même de la singularité. De son point de vue, « Penser n’est pas agir ». Elle accorde en outre une grande importance aux oppositions et aux différends, dont l’existence même va à l’opposé des totalitarismes. Tandis que sa pensée s’organise et s’exprime à rebours du confort moral et intellectuel. Pas seulement des penseurs ou politiques, mais de chacun de nous.
L’analyse du réel y occupe en effet une place primordiale, dont l’apothéose est symbolisée par le procès d’Eichmann. Malgré toutes les incompréhensions dont elle sera l’objet lors de ses analyses s’y rattachant.
Elle exprime aussi sa désolation à l’égard de la modernité, où règne le repli sur soi, sur son ressenti immédiat, son manque de référence au passé, à la permanence et la continuité de ce qui est transmis de génération en génération. Constat d’autant plus marqué que son expérience d’exilée le lui fait particulièrement éprouver.
Un déracinement qui constitue en outre le ferment des totalitarismes, comme elle le montrera. Qui trouvent leur source dans la Révolution française et son désir d’émancipation par rapport au passé et à tout ce qui est donné. Socle de l’humanisme de gauche, adepte de « la conception de l’homme se créant lui-même ».
Avec toujours cette mise en question de la langue, qui revient régulièrement, à laquelle sont pourtant attachés le passé et le trésor des savoirs oubliés. De même que tout ce qui va dans le sens de la « déconstruction ».
Sans oublier les mirages de l’art contemporain, dérivant parfois en sorte d’industrie, ou les mises en scènes ludiques de l’art dans les musées, qui en pervertissent l’esprit. Faisant dire à Bérénice Levet que « nous asservissons les œuvres d’art aux hommes du présent quand précisément leur vertu était de nous soustraire au présent et à nous-mêmes ».
On pardonnera à l’auteur, au passage, sa vision erronée lorsqu’elle écrit que « l’idée de l’homme qui préside à l’école est l’exact contraire de la nomade du libéralisme ». Des pages qu’elle écrit sur le sujet de l’éducation et des idées d’Hannah Arendt, il apparaît clairement que cela justifierait que je reprenne dès que possible ma série inachevée sur ce que le libéralisme n’est pas. Surtout sur un sujet, l’école et l’éducation, que je connais bien et qui me tient particulièrement à cœur.
L’appel à la conscience morale
Sur la justice, elle rappelle que la liberté ne va pas sans la responsabilité individuelle. Ce qui va dans le sens de ce qu’Alain Laurent nommera plus tard « l’angélisme pénal ».
Dans le cas du procès d’Eichmann, elle insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas de faire le procès d’un système. Mettant en cause au passage les dérives de la sociologie.
Il s’agit avant tout d’un problème de conscience morale et, comme nous l’avons vu à travers un ouvrage de Thierry Vingt-Hanaps, d’obéissance aux lois iniques. Obéissance qui peut annihiler dans certains cas l’appel à la conscience, notamment dans les organisations bureaucratiques ou étatiques.
Conscience qui se forme dans l’élaboration de la pensée et de la réflexion individuelles, qui se font sous l’égide des temps nécessaires de solitude propices à l’imagination, loin du bruit du monde, pour acquérir le recul nécessaire à la maîtrise de l’empathie, rempart premier contre les affres de la violence et du fanatisme, ou encore de l’envie. Ce qui exclut les généralisations, dangereuses, du type de celles auxquelles on assiste aujourd’hui à travers les différents mouvements woke ou de déconstruction.
Par sa dénonciation et sa recherche permanente de tous les facteurs qui peuvent mener aux totalitarismes, elle donne matière à la prise en compte des angoisses existentielles de l’homme révolté pour penser le monde présent et l’inscrire dans une perspective de l’action, réfléchie et destinée à contrecarrer les nombreux maux qui touchent nos sociétés actuelles et futures.
C’est cette pensée féconde que Bérénice Levet tente de nous faire découvrir ou approfondir en invitant ses lecteurs à lire ou relire la grande philosophe du XXème siècle, pour mieux retrouver un cadre de pensée parfois un peu oublié, souvent en contradiction avec les fausses évidences du présent.
Bérénice Levet, Penser ce qui nous arrive avec Hannah Arendt, Editions de l’Observatoire, septembre 2024, 235 pages.
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