Agnès Jaoui : “Tout ce qui empêche de penser me désole”
On connaissait la finesse d’observation de son écriture scénaristique, la subtilité satirique des comédies qu’elle a réalisées. Comme actrice, Agnès Jaoui avait su trouver au-delà de ses films quelques rôles marquants.
Mais jamais autant que dans Ma vie, ma gueule son abattage comique n’avait atteint de telles zones d’ambivalence, d’inquiétude, de disruption. Elle nous parle de sa relation avec Sophie Fillières, disparue après le tournage de ce nouveau film. Mais aussi de son enfance, des blessures narcissiques qui ont jalonné sa vie, de Patrice Chéreau, d’Alain Resnais ou encore de politique. Et bien sûr de Jean-Pierre Bacri.
Connaissiez-vous Sophie Fillières avant le tournage de Ma vie, ma gueule ?
Agnès Jaoui — Étrangement, non. Pourtant, Jean-Pierre [Bacri] avait tourné Cherchez Hortense [2012] de Pascal Bonitzer [l’ancien compagnon de la cinéaste]. Sa fille, Agathe, jouait dans mon film Au bout du conte [2014]. J’avais donc beaucoup entendu parler d’elle par plusieurs personnes, mais nous nous sommes vraiment rencontrées autour de ce projet. Je connaissais assez mal son cinéma, mais j’ai ressenti quelque chose de rare en découvrant le scénario. Sa lecture était savoureuse, précise, jubilatoire. Tout m’a plu : le titre, le moindre des personnages exceptionnellement bien dessiné, chaque didascalie… J’ai rarement eu le sentiment de pénétrer autant dans l’univers de quelqu’un. Elle m’a fait entrer dans sa vie, son appartement (dans lequel on a tourné), ses chaussures, ses bagues (qu’elle me donnait le matin et que je lui rendais le soir), dans ses séances de psy (qui joue dans Ma vie, ma gueule). Je me doutais, vu le titre, que le film serait extrêmement personnel, mais je n’avais pas anticipé qu’il y aurait une telle absorption inconsciente d’elle par moi et de moi par elle. À tel point que je ne me reconnais pas à l’écran. C’est la première fois que je ressens ça à ce point.
Vous êtes souvent seule dans le film. Votre personnage parle seul. C’est compliqué à jouer ?
Je n’y étais pas habituée. C’est un peu bizarre. D’autant plus que dans la vie, je parle assez rarement seule à voix haute. Je me souviens qu’à mes débuts, pour un court métrage, je devais parler seule et ça me paraissait totalement artificiel. Mais dans le film de Sophie, ce n’est pas du tout artificiel, justement. C’est très logique. On la suit dans ses pensées, dans son psychisme. La drôlerie un peu étrange tient à cette impression d’être toujours en direct de sa tête. Du coup, Ma vie, ma gueule atteint un tel degré d’autodérision, de regard et de commentaire sur soi qu’elle est paradoxalement seule et pas seule.
Le film est à la fois extrêmement drôle et très écorché, poignant. Est-ce que la maladie de Sophie Fillières durant le tournage en a infléchi la tonalité ?
Non. Je savais qu’elle était malade avant le début du tournage. Il avait déjà été repoussé pour cette raison. Probablement que la maladie de Sophie a renforcé la force de la recherche de son personnage et l’absolue nécessité de ce film. Il y a eu une entente absolue dans le travail et une évidence d’amitié entre Sophie et moi. Pour moi, Ma vie, ma gueule trace le portrait d’une femme qui cherche comment survivre. À ma grande surprise, depuis Cannes, de nombreux spectateurs voient plutôt l’inverse : comment un personnage négocie sa disparition. Probablement que la disparition de Sophie, qui ne se savait pas malade quand elle a écrit le scénario, infléchit la perception du film. Moi je ne l’ai jamais interprété de cette façon. Et on ne s’en est jamais parlé pendant le tournage.
Et est-ce que cette disparition a modifié votre rapport au film après son tournage ?
Non, pas du tout. J’ai tout de suite proposé mon aide à la productrice, Julie [Salvador]. Mais Sophie avait demandé à ses deux enfants de terminer le film. J’ai trouvé ça super. Agathe et Adam m’ont montré un montage. Je suis venue comme toujours avec une feuille blanche et un stylo, mais je n’ai rien noté tellement c’était abouti. Ma vie, ma gueule s’était complètement trouvé.
Le cinéma de Sophie Fillières est largement autobiographique. Le vôtre, pas du tout. En revanche, à la rentrée, vous sortez votre premier livre, La Taille de nos seins (Grasset), cosigné par la peintre Cécile Partouche, dans lequel vous évoquez votre enfance et votre adolescence. Pourquoi le cinéma n’a-t-il jamais été pour vous le bon outil pour ça ?
Je pourrais vous dire que c’est parce que nous écrivions à deux, avec Jean-Pierre [Bacri]. Mais c’est insuffisant, puisque mon prochain film est écrit sans lui et n’est toujours pas autobiographique. Bien sûr, dans tous mes films, il y a quand même des éléments autobiographiques, mais c’est vrai que le récit de soi n’est pas ce qui m’intéresse au cinéma ou au théâtre. En tout cas comme autrice. J’aime inventer, j’aime l’architecture dramatique. Parler de moi à travers les films n’est pas ma recherche. Ma recherche, c’est plutôt d’essayer de comprendre les autres à travers la construction de types humains fondés sur l’observation, en tentant d’adopter tous les points de vue.
“J’ai eu une prise de conscience précoce des classes sociales, des castes culturelles, qui a été déterminante dans mon travail”
Dans La Taille de nos seins, on découvre la matrice de certains motifs très présents de votre cinéma. Comme les petites humiliations sociales, avec ce personnage de camarade d’école issue d’une classe sociale très supérieure à la vôtre…
C’est sûr que j’ai eu une prise de conscience précoce des classes sociales, des castes culturelles, qui a été déterminante dans mon travail. Tout en ayant le sentiment de n’appartenir tout à fait à aucune. Le judaïsme de mes parents par exemple, qui n’étaient pas pratiquants, ne m’a jamais donné un fort sentiment d’appartenance. Je me suis sentie toujours un peu à la marge de toutes les communautés. Donc jamais tout à fait à l’aise avec les bons codes. Ça a été pareil au lycée Henry-IV, au Cours Florent, aux Amandiers… Je ne me suis jamais sentie intégrée à un groupe. J’ai eu la chance de rencontrer quelqu’un qui avait exactement le même sentiment.
Jean-Pierre Bacri partageait ce sentiment d’exclusion ?
Il ne l’exprimait pas de la même façon. Son histoire n’était pas la même. Mais on a beaucoup pesté ensemble face aux convenances sociales, aux convenances de goût, aux convenances de mode. J’ai eu le sentiment de rencontrer avec Jean-Pierre quelqu’un qui avait le même recul que moi par rapport aux normes. Ça m’a sortie d’un sentiment de solitude.
Pourtant, avec sept statuettes, vous êtes la personne la plus césarisée de France ! [rires] Vous avez rencontré quand même assez vite une réponse positive forte à votre travail. Ce sentiment de ne pas être intégrée peut surprendre. Vous sauriez identifier à quels endroits vous l’avez éprouvé ?
Bien sûr que je suis consciente de la reconnaissance qu’on a eu la chance d’avoir et que j’ai toujours. Mais j’ai pu aussi me sentir à l’écart de certains cercles. Les Inrocks ne m’avaient pas proposé d’interview jusqu’à aujourd’hui – entre autres exemples. [rires] Mais je ne ressens pas du tout de déficit de reconnaissance.
Dans votre livre, vous écrivez que vous ne supportez pas les génuflexions, que ce soit face à la reine d’Angleterre ou à Jean-Luc Godard…
Oui, l’idolâtrie me fait rire. Et me pèse parfois. Dans tous les milieux, il y a ce besoin de créer des intouchables. Comme tout ce qui empêche de penser et de remettre en question, ça me désole, parfois me met en rage. Il faut se méfier de penser que quelqu’un n’est que génial. Moi-même, pourtant, j’ai été construite par des admirations. Il y a des films de Godard que j’adore, par exemple, mais j’ai pu trouver risibles parfois la sanctification de sa parole et les gymnastiques pour tout justifier de ce qui a été dit. Lorsque l’admiration débouche sur du dogmatisme, ça ne me plaît plus du tout.
Dans votre livre, vous dites à propos de l’une de vos ami·es de classe : “Elle n’avait pas peur de mon bagout.” Quand avez-vous pris conscience que vous aviez du bagout et d’où vient-il, selon vous ?
Je viens d’une famille où ça gueulait beaucoup. Mon père et ma mère avaient tous les deux une très forte personnalité. Mon frère et moi, on avait le droit à la parole, à la contradiction, mais il fallait apprendre à se faire entendre. À partir de là, je n’ai jamais peur quand quelqu’un parle fort. Et même si certains pouvaient être un peu terroristes, comme des metteurs en scène avec lesquels j’ai travaillé, quelque chose en moi avait besoin de surpasser cette peur et de répondre.
Votre bagout d’actrice a plutôt été filmé par d’autres que vous, comme Bruno Podalydès (Comme un avion, 2015), entre autres. Dans vos films, vous vous êtes plutôt donné des personnages plus en retrait, presque introvertis ou friables : la petite sœur intello d’On connaît la chanson (1997), la prof de chant frustrée de Comme une image (2004)…
C’est vrai que ce sont plutôt les autres qui m’ont donné des rôles de femmes fortes. Même si dans mon film Parlez-moi de la pluie [2008], je joue quand même le rôle d’une femme politique. Mais souvent, en effet, beaucoup de personnages que je me suis créés ne sont pas complètement accomplis, en demi-teinte. C’est inconscient. C’est sans doute aussi parce qu’ils ont un peu le point de vue de l’auteur dans l’histoire, comme une délégation de mon regard. Ils sont donc moins truculents que d’autres. Que ceux de Jean-Pierre par exemple, qui porte le point de vue des auteurs dans Cuisine et Dépendances [1993], mais qui dans les films suivants devient vraiment un personnage.
Du coup, votre plaisir d’actrice, vous l’avez davantage éprouvé dirigée par d’autres ?
Oui, sans comparaison. Je me sens mille fois plus libre, plus désirée quand je suis regardée comme actrice par un ou une autre cinéaste.
Vos plus beaux rôles d’actrice me paraissent être arrivés assez tard, aux abords de la cinquantaine, dans Comme un avion, Aurore (2017), Ma vie, ma gueule…
Complètement. C’était inattendu. Je pensais qu’avec l’âge, j’allais moins tourner et ça ne s’est pas passé comme ça… J’ai plus de propositions aujourd’hui qu’à 30 ou à 40 ans.
Pourquoi, selon vous ?
Je crois que c’est parce que j’ai grossi. [rires] Je plaisante, mais je pense en effet que j’ai lâché quelque chose. D’ailleurs, une réalisatrice m’a dit un jour en me proposant un rôle : “J’ai cherché une actrice grosse, et en fait, il y en a très peu !” [rires] On gagne parfois beaucoup à sortir des canons. J’ai pu souffrir dans ma vie, par ma propre faute, en voulant me conformer à certains critères physiques. J’ai été flippée par ça tout en étant désolée de l’être, parce qu’une autre partie de mon cerveau me disait : “Arrête de t’en faire pour ces conneries, cette dictature de la minceur…”
“Je me suis inscrite à des cours de théâtre très tôt, vers 14 ans. J’ai éprouvé alors un plaisir très vif à être sur scène, à exprimer quelque chose, à être regardée”
Qu’est-ce qui a été premier entre votre désir d’être actrice et votre désir d’être autrice ?
Je crois qu’au départ est venu le désir de laisser une trace. J’ai commencé à écrire à 11 ans après avoir lu Le Journal d’Anne Frank, à laquelle je me suis totalement identifiée. Je me suis mise à écrire sur mon quotidien. Actrice, c’est venu assez vite après. Je voulais surtout exister. Je voyais beaucoup de films parce que mes parents en voyaient beaucoup, admiraient beaucoup les artistes, les actrices, les chanteuses… Ça m’a sans doute donné envie d’en être pour être admirée par eux. Je me suis inscrite à des cours de théâtre très tôt, vers 14 ans. J’ai éprouvé alors un plaisir très vif à être sur scène, à exprimer quelque chose, à être regardée.
L’école des Amandiers, aux côtés de Pierre Romans et Patrice Chéreau, c’est un souvenir douloureux, comme vous l’avez déjà exprimé, ou contrasté ?
Contrasté, bien sûr. J’ai des souvenirs très forts, comme le stage à New York dans le cours de comédie musicale. J’aimais beaucoup travailler avec Pierre Romans, avec Bernadette Val, ma prof de chant. Le fait de faire partie de la vingtaine d’élèves choisis sur un millier, ça a été très fort aussi. C’est le seul concours que j’ai réussi, j’avais raté le Conservatoire deux fois. Avant les Amandiers, j’étais en plein doute. J’avais 19 ans, mais l’impression d’en avoir 52. Le début des années 1980 valorisait beaucoup l’extrême jeunesse des actrices. Sophie Marceau, Sandrine Bonnaire étaient stars à 15 ans. Pour moi, rien ne se passait. Entrer aux Amandiers, je n’en revenais pas. Mais ensuite, ça a été dur, parce que Patrice Chéreau était un tyran et qu’autour de lui, tout le monde courbait l’échine. Je n’ai pas envie de développer davantage, mais c’était quelqu’un qui abusait de son pouvoir dans des proportions dangereuses.
Que pensez-vous du portrait de ces années-là que trace Valeria Bruni Tedeschi dans Les Amandiers ?
Je ne l’ai pas vu. Mais j’ai lu le scénario. Valeria l’a envoyé à toutes les personnes représentées à l’écran.
Pour obtenir votre accord ?
Ce n’était pas formulé comme cela, mais quand même un peu. Je pense qu’elle avait besoin d’une forme d’assentiment de chacun avant de se lancer dans le film.
Et donc vous êtes en paix avec le personnage qui vous représente…
Oui, oui. Par ailleurs, si je ne l’ai pas vu, c’est d’une part parce que j’ai de mauvais souvenirs liés à cette époque et que je n’avais pas envie d’y être confrontée. Mais aussi parce que j’ai de bons souvenirs et que la nostalgie, le ressurgissement d’une jeunesse maintenant lointaine me faisaient un peu peur. Mais je le verrai un jour, bien sûr.
Est-ce que votre rencontre avec Jean-Pierre Bacri a été la clé de votre transformation en autrice ?
Le désir d’écrire ensemble a été bien sûr totalement déterminant. Comme je l’ai dit, ce qui a été décisif, c’était de rencontrer quelqu’un qui partageait mes sentiments d’injustice et d’indignation. C’est ce qui nous a en premier lieu rassemblés, avec aussi sa façon drôle et courageuse de l’exprimer. Son indépendance d’esprit m’a tout de suite stupéfaite. Nous avons été partenaires sur L’Anniversaire d’Harold Pinter, mis en scène par Jean-Michel Ribes alors que j’étais encore chez Chéreau. Tout Paris venait voir le moindre spectacle des Amandiers et Ribes m’avait repérée alors que je chantais un truc en guêpière. C’était vraiment une exposition folle d’être aux Amandiers pour de jeunes comédiens. Mais le spectacle de Ribes, même si c’était du Pinter, était du théâtre privé. Alors je n’ai plus eu aucune proposition dans le théâtre public ensuite. Ces mondes sont complètement hermétiques. Alors, parce que je ne travaillais pas du tout et que Jean-Pierre n’était pas totalement satisfait du tour que prenait sa carrière, on s’est mis à écrire Cuisine et Dépendances.
Votre tandem d’auteur·rices a fait de lui une star, un personnage public très fort qui a même eu sa marionnette aux Guignols de l’info. Comment avez-vous vécu cette transformation ?
C’est toujours bizarre quand on devient une personnalité publique malgré soi. Il se sentait un peu enfermé là-dedans, refusait beaucoup de sollicitations d’émissions de télévision où on attendait de lui ce personnage de râleur grande gueule. Il a été très surpris quand des gens se sont mis à le reconnaître et à lui parler dans la rue non pas pour ses films, mais pour sa marionnette des Guignols. Ça ne le rendait pas très joyeux. On a plutôt essayé de déplacer ça dans nos films. Nous étions d’accord sur le fait que ce qu’on écrivait devait être le lieu où passaient nos idées, notre point de vue sur le monde, plutôt que la place publique. Et en même temps, on se demandait si ne laisser s’exprimer sur la place publique que les gens qui ont les plus forts ego et avec lesquels on n’est pas d’accord n’était pas une démission… Je navigue toujours entre ces deux positions.
“Alain Resnais m’a montré que c’était possible d’être un grand créateur et un être humain respectueux”
Après le succès de Cuisine et Dépendances, un grand artiste, tout aussi adulé que Godard, vous demande d’écrire pour lui : Alain Resnais, avec qui vous collaborez pour Smoking/No Smoking (1993) puis On connaît la chanson. Quel souvenir en gardez-vous ?
C’est un moment artistiquement passionnant et très heureux dans ma vie. Alain Resnais m’a montré que c’était possible d’être un grand créateur et un être humain respectueux. Qu’on peut obtenir beaucoup de choses sur un plateau en étant très doux. Et qu’on pouvait être aiguillé par un désir de nouveau et d’invention durant toute une vie. Alain aimait beaucoup mélanger les castes, prendre des acteurs issus du boulevard même dans ses films les plus cérébraux. Et puis on s’est retrouvés aussi sur les chansons des années 1930. J’ai une passion pour les artistes musicaux de cette époque. Dans mon prochain disque, je reprends une chanson de Fréhel.
Le triomphe populaire d’On connaît la chanson était impossible à anticiper, non ?
Impossible ! Mais Le Goût des autres [2000] aussi. Je n’ai anticipé aucun des succès que j’ai pu connaître dans ma carrière. L’insuccès non plus, d’ailleurs. C’est ce qui est bien. On ne peut rien anticiper ni prévoir. Et de toute façon, je trouve très bizarre qu’on ait eu autant de succès plutôt que l’inverse.
“La dénonciation des inégalités sexistes est très présente dans mon travail, je crois. D’ailleurs, les jeunes générations m’en parlent et ça me fait très plaisir”
Diriez-vous que le féminisme est devenu un lieu d’engagement plus fort pour vous ces dernières années qu’à vos débuts ?
Je ne crois pas, non. Dès Cuisine et Dépendances, dès Un air de famille [1996], avec une réplique comme “une fille, c’est pas noté pareil”, la dénonciation des inégalités sexistes est très présente dans mon travail, je crois. D’ailleurs, les jeunes générations m’en parlent et ça me fait très plaisir. Le féminisme a toujours été au cœur de mes préoccupations.
L’écho très grand que rencontre aujourd’hui la pensée féministe vous paraît-il donc un moment très exaltant à vivre ?
Oui, bien sûr. Et pas seulement. Mais je suis en train d’écrire là-dessus. Sur la transformation de la société par rapport à la parole des femmes et la situation des hommes face à ça. Donc vous en saurez plus en voyant mon prochain film. [rires]
Vous n’avez pas écrit de film depuis Place publique, il y a six ans. La disparition de Jean-Pierre Bacri a-t-elle été l’une des raisons qui ont rendu difficile de vous remettre à l’écriture seule ?
Oui, forcément. Et d’ailleurs, ce nouveau projet, je l’écris à la fois seule et avec différents partenaires ponctuels.
Des membres de votre famille ont été victimes des attentats du 7 octobre en Israël, je crois…
Oui. L’un d’eux est toujours otage. Cette séquence historique est vraiment un cauchemar. Je pense que la politique de Netanyahou est extrêmement nocive et dangereuse, que son gouvernement a pris des décisions inexcusables. Et en même temps, le fait qu’on assimile n’importe quel Israélien, ou n’importe quel juif, à cette politique, est horrible et choquant. Les gens de ma famille qui ont été victimes étaient des gens de gauche, qui travaillaient avec des Palestiniens… Tout est douloureux et horrible. Et ce qui se passe aujourd’hui à Gaza est atroce.
Avez-vous un rapport personnel à Israël ? Y êtes-vous allée souvent voir votre famille ?
J’y suis allée chaque été assez longtemps. Depuis un certain temps, pour des raisons personnelles, je n’y vais plus. Mais une grande partie de ma famille vit là-bas. Je n’ai pas envie qu’ils meurent. Ni qu’ils tuent des gens. Et par ailleurs, en arriver à une situation où le plus grand défenseur de cette communauté aujourd’hui est le Rassemblement national, c’est également un cauchemar.
Comment avez-vous ressenti la séquence qu’on a vécue en France dans la foulée des élections européennes ?
Avec le sentiment d’être dans une dystopie. La peur, la panique, le sentiment de fin du monde annoncée est sans doute pour beaucoup dans ce phénomène électoral qui porte l’extrême droite aux portes du pouvoir. Dans mon nouveau disque, je chante un texte d’Aragon tiré du Roman inachevé qui dit : “Autrefois tout semblait ne pas nous concerner. Tous les événements portaient des millésimes. Tout se passait très haut, très loin dans les années. Ce n’est que dans les journaux que l’on lisait les crimes. Il n’arrivait rien d’autre que les hasards prévus. On se trouvait heureux de ses malheurs intimes. Soudain la grêle sur nous s’est abattue.” Ce texte a été écrit il y a longtemps, mais il résonne d’une façon incroyable avec cette sensation qu’on a de percuter l’Histoire, d’être envahi par les malheurs du monde tout en étant totalement impuissant face à leur déchaînement. Mais le 7 juillet, à la surprise générale, nous avons vu que le pire n’était pas toujours certain.
Ma vie, ma gueule de Sophie Fillières (Fr., 2024, 1 h 39). En salle le 18 septembre.
La Taille de nos seins d’Agnès Jaoui, avec des illustrations de Cécile Partouche (Grasset), 144 p., 19 €. En librairie le 11 septembre.
Attendre que le soleil revienne d’Agnès Jaoui (Baboo Music). Sorti depuis le 20 septembre.