Plaidoyer pour La Fayette
Sacré « héros des deux mondes », La Fayette (1757- 1834) l’est surtout en Amérique. Il serait temps que la France rende l’hommage qu’il mérite au pionnier de l’indépendance et de la liberté…
Les États-Unis commémorent le 200e anniversaire de la tournée triomphale de La Fayette, qui a eu lieu entre 1824 et 1825. À son arrivée, tout comme aujourd’hui, le pays était marqué par de profondes divisions, avec des élections présidentielles disputées, une intensification des débats entre abolitionnistes et partisans de l’esclavage, une situation internationale tendue en raison des luttes pour la libération des peuples face à des empires autoritaires, et la nécessité de défendre la démocratie libérale émergente.
Son rang en France, parmi toutes les figures illustres que compte notre roman national, n’est pas vraiment prééminent, même si son rôle l’a été pendant les premières années de la Révolution française.
À l’inverse des Etats-Unis, il est souvent présenté en France comme un aristocrate millionnaire et flamboyant, imbu de lui-même et de sa gloriole personnelle, impulsif et opportuniste, trop royaliste pour les républicains, et trop républicain pour les royalistes.
Il suffit de voir sa place au Musée de l’Armée qui expose un buste poussiéreux près de la Salle de l’Indépendance américaine (elle-même bien tristounette, alors que c’est pourtant l’une des périodes les plus glorieuses de notre armée et de notre Marine), ou au Musée Carnavalet, qui expose le célèbre tableau “Serment de La Fayette” par David, de la Fête de la Fédération, le 14 juillet 1790, sans beaucoup d’explications, sauf une étiquette attenante qui s’attarde sur la présence de son jeune fils à ses côtés, vraisemblablement pour intéresser les jeunes visiteurs et la mention: “Une clef de la Bastille a été déposée aux pieds de La Fayette, la voyez-vous?” Il n’est pas rappelé hélas qu’il fut le premier à soumettre à l’Assemblée nationale, le 11 juillet 1789, un projet de rédaction de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et du Citoyen.
juillet 1824-septembre 1825 : une tournée triomphale
Aux Etats-Unis, il en va tout autrement !
Depuis le 16 août, de nombreuses villes, comtés et États américains célèbrent le bicentenaire de la tournée triomphale de La Fayette – orthographié outre-Atlantique « Lafayette1 », alors qu’il était l’invité du président américain James Monroeen qualité d’ultime général encore vivant de la guerre d’indépendance américaine. Le Français fut accueilli avec tous les honneurs dus à un “hôte de la Nation”, officiellement pour célébrer le (quasi) 50e anniversaire de celle-ci, mais aussi pour insuffler à la nouvelle génération « l’esprit patriotique de 1776 ».
Son séjour devait durer trois mois, il se prolongera dix mois de plus, tant sa popularité était grande et les invitations nombreuses. Le marquis vieillissant (67 ans), qui venait d’être battu aux élections législatives, à Meaux, disposait de tout son temps. Il visita ainsi les vingt-quatre États de l’Union de l’époque, et près de deux cents villes, de l’Alabama au Connecticut, de la Géorgie au Maine, de la Pennsylvanie à Washington D.C.. Il fut accueilli en héros partout, de jour comme de nuit, souvent à la lumière des torches. Des foules immenses venaient de loin et patientaient des heures pour avoir une chance de le voir, de le toucher. Les journaux de l’époque furent unanimes pour décrire l’enthousiasme des foules. Sa tournée fut celle d’une « rockstar », et les innombrables bibelots à son effigie, tasses de café, assiettes de porcelaines, gants à son effigie, sont toujours exposés comme des reliques.
« Héros américain », La Fayette a donné son nom à des centaines de villes, comtés, statues, avenues, rues, plaques commémoratives2.
Mais un seul lieu suffirait à attester de son importance, la Chambre des Représentants, où son portrait trône, en symétrie de celui de George Washington, à la gauche du Speaker of the House, le président de la dite-assemblée. Le marquis eut en outre le rare privilège d’être le premier homme d’État étranger invité à prononcer un discours devant le Congrès réuni. Son passage sur la terre américaine a laissé d’autres traces encore. Ainsi la National Guard des 50 Etats actuels de l’Union doit-elle son nom à la Garde nationale qu’il avait commandée en France sous la Révolution et la première des désormais célèbres parades de Broadway fut organisée pour son arrivée triomphale à New York le 16 août 1824, où plus de 60 000 personnes, soit le tiers de la population, s’était pressées pour l’accueillir sur le quai de Battery Park à la pointe de Manhattan.
Le pays fêtait en premier lieu le Général qui fit tant pour acquérir son indépendance. Loin d’être un général d’opérette, La Fayette fit preuve de courage et de sens tactique sur le champ de bataille, et nombreux furent les « vétérans » survivants de l’Armée Continentale qui l’acclamèrent. Mais on célébra aussi sa vie entière passée à défendre la liberté et la démocratie, et son amour manifeste pour la jeune nation. Son rôle d’ardent abolitionniste, ses positions envers l’émancipation des femmes que l’on qualifierait aujourd’hui de proto-féministes, font l’objet de nombreux colloques dans les universités américaines. Il conseilla les hommes politiques des deux bords à un moment où la jeune république américaine traversait un épisode politique difficile. Toute sa vie, ses conseils furent recherchés par les dirigeants américains. Une lettre de recommandation de sa part ouvrait toutes les portes – et tous les postes!
Sa renommée ne fut pas un feu de paille, elle était appelée à durer. La première unité d’aviateurs volontaires américains en 1917 est ainsi baptisée « escadrille La Fayette ». Et lorsque le général Pershing débarque en France à Boulogne-sur-Mer à la tête des forces armées américaines, le 13 juin de cette année-là, il aurait prononcé (même s’il s’agit de son aide de camp le Colonel Stanton, au cimetière de Picpus…) le désormais fameux : « La Fayette, nous voilà ! »
Aux Etats-Unis, La Fayette est considéré comme l’égal des Pères Fondateurs : Franklin, Washington, Adams, Jefferson… Il est vrai que ses états de service plaident pour lui. En 1777, quand il n’a pas 20 ans, le marquis achète et équipe de ses propres deniers le navire La Victoire, chargée d’armes et de fournitures militaires. Le Congrès, avisé de sa fortune et de sa proximité avec la famille royale et la Cour de Versailles, le nomme major général (général de division). George Washington, d’un caractère taciturne et rendu méfiant par les arrivées de volontaires français plus ou moins compétents, le rencontre à dîner à Philadelphie trois jours plus tard et est immédiatement séduit par la fougue et l’enthousiasme du jeune marquis, et le prend à ses côtés. La Fayette l’impressionne dès son premier engagement sur le champ de bataille à Brandywine en Pennsylvanie, où il est blessé. Après sa convalescence, il est de tous les combats, avant de revenir en France en 1779 pour convaincre Louis XVI d’envoyer le Corps expéditionnaire français sous les ordres du comte de Rochambeau. De retour aux États-Unis en mai 1780 à bord de la rapide frégate Hermione, il joue un rôle décisif lors de la campagne de Virginie pour bloquer les troupes de Cornwallis, puis participe à la victoire alliée franco-américaine de Yorktown (Virginie), le 19 octobre 1781.
Trop monarchiste pour les Républicains
Dans son propre pays, la renommée de Gilbert du Motier, marquis de La Fayette, est bien plus modeste.
Certes, sa popularité fut bien réelle à la conclusion de la guerre d’Indépendance. Hélas la France ne bénéficiera pas des « dividendes de la paix », après le traité de Versailles de 1783, puisque les insurgés seront plus prompts à établir des liens commerciaux avec leur ancienne métropole, l’Angleterre, plutôt qu’avec la France qui l’avait aidée, et lorsqu’il a fallu faire les comptes, cette victoire s’avéra ruineuse pour un royaume déjà fort endetté.
Si le « héros des deux mondes », comme on l’appela de son vivant en Amérique, n’est finalement que le héros de ce monde-là, c’est qu’en France, sa modération dans la période prompte à l’extrémisme que fut la Révolution française, lui fut fatale.
Encore faut-il distinguer deux périodes. Son action du début est unanimement saluée, qu’il s’agisse de sa participation à la Société des amis des Noirs au côté de l’abbé Grégoire, Brissot et Mirabeau, de son combat en faveur de l’émancipation des protestants et des Juifs, et de son commandement de la Garde nationale, où sa première décision fut de démolir la Bastille, symbole de la monarchie honnie.
Mais à partir de 1790, La Fayette réprime les désordres des meneurs révolutionnaires, que ce soit à Vincennes, au faubourg Saint-Antoine et aux Tuileries, et à chaque fois que le roi est menacé. Pourtant, la Cour l’exècre pour s’être engagé en faveur du nouvel ordre constitutionnel… Plus grave, il est accusé par les jacobins d’être responsable de la fusillade et des cinquante morts du Champ-de-Mars (17 juillet 1791), où s’étaient réunis les partisans de la déchéance du roi, après la fuite de ce dernier à Varennes. À chaque nouvel épisode de radicalisation de la Révolution, La Fayette, par sa modération et son souci de l’ordre, se voit accuser de traîtrise.
Lorsque la guerre éclate face aux monarchies coalisées, en avril 1792, il est nommé à la tête d’un régiment près de Maubeuge. De là, il écrit une lettre à l’Assemblée législative où il dénonce l’action des jacobins et des clubs tout en exigeant le respect de l’intégrité royale. Le 19 août 1792, il est déclaré par l’Assemblée « traître à la nation ». Il n’a désormais d’autre choix que l’exil. Passant les lignes autrichiennes, il est arrêté et… emprisonné pour cinq ans. Libéré grâce à Bonaparte, il se résout à une opposition libérale, que ce soit sous le Consulat et l’Empire, avant de réclamer l’abdication de l’Empereur à Waterloo, sous la Restauration. En 1830, élu par acclamation à nouveau à la tête de la Garde nationale, il facilite la victoire de Louis-Philippe : au détriment des Républicains, une fois de plus, lui sera-t-il reproché. Aussi, lorsque fut évoquée en 2007 son entrée au Panthéon, à laquelle le président de la République Nicolas Sarkozy semblait favorable, l’historien Jean-Noël Jeanneney se fendit d’une tribune cinglante dans Le Monde : « Imagine-t-on (au côté des révolutionnaires) un général en chef qui n’a jamais été républicain et qui a abandonné son armée en pleine guerre pour passer chez l’ennemi ? »
« Traître », l’a-t-il été vraiment, ce combattant condamné par son propre camp, qui ne se mit pas au service de l’ennemi ?
Écoutons plutôt un autre historien, Guy Chaussinand-Nogaret : « La Fayette fut vite débordé par la tempête qu’il avait contribué à déchaîner. Incapable de modérer les impatiences, emporté par l’engrenage de la liberté au-delà de ses espérances et de ses calculs, il fit couler le sang du peuple dont il n’avait su ni prévenir les déceptions, ni contenir les excès. Apprenti sorcier, héros d’un jour, La Fayette dut assumer un rôle trop lourd pour ses épaules. Mais grâce à sa glorieuse participation à la Révolution américaine, il échappe au jugement défavorable de ceux qui se révèlent inférieurs aux espoirs qu’ils ont suscités. Pour l’Amérique, comme pour la France, il reste le pionnier et le héros de l’indépendance et de la liberté3 ».
- Même l’orthographe diffère entre la France et les Etats-Unis, où l’on utilise plutôt Lafayette en un seul mot (ce qui correspond du reste à la signature que Lafayette utilisait lui-même) ︎
- L’association “The American Society of Le Souvenir Français, Inc.” a publié une compilation exhaustive des sites mémoriels français aux Etats-Unis (plus de deux mille répertoriés et catalogués, dont plus de 200 ont trait à Lafayette, avec photo, géolocalisation, et reproduction des textes inscrits sur ces monuments et plaques. ︎
- « La Fayette , nous voilà ! », L’Histoire, n° 91, juillet-août 1986. ︎
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