Son intérêt, ses limites... Que dit l’une des rares études réalisées en France sur l'efficacité de la vidéoprotection ?
L’une des rares études sur le sujet a été réalisée en 2021 par Guillaume Gormand, chercheur associé à Science Po Grenoble, pour le Centre de recherche de l’École des officiers de la gendarmerie nationale. Il avait aussi réalisé sa thèse de doctorat sur l’enjeu de l’évaluation de ces dispositifs. Entretien.
La vidéoprotection (ou vidéosurveillance, lire ci-dessous), est-ce efficace ?
"Tout dépend ce que l’on veut en faire, et comment on l’utilise. Il faut le voir comme un outil qui peut servir certains objectifs, mais ce n’est en aucun cas le couteau suisse ou l’outil omnipotent qu’on nous présente régulièrement. Je démonte par exemple un fantasme : pas une étude n’a pu démontrer l’effet des caméras en terme de dissuasion. On entend aussi souvent dire que la vidéosurveillance déplacerait géographiquement les faits de délinquance, mais ce n’est pas vrai : potentiellement, il y a un déplacement méthodologique, mais pas géographique. Les auteurs de ces faits vont opérer autrement."
Ils veillent sur la ville de Clermont-Ferrand grâce à 104 caméras
Quel intérêt ces dispositifs peuvent-ils, dès lors, présenter ?
"Ils peuvent être intéressants pour aider l’intervention des forces de l’ordre. Si vous avez des agents derrière les écrans des caméras, vous pouvez les sécuriser, éviter des guets-apens par exemple."
Mais pour que cela fonctionne, il faut derrière les écrans des agents formés, que l’outil réponde convenablement et l’inscrire dans la chaîne des acteurs de sécurité : tout cela reste exceptionnel et concentré dans les grandes villes, car la plupart des communes se servent des caméras a posteriori, en misant sur elles pour élucider des enquêtes après coup.
Pour quels résultats ?
"C’était l’objet spécifique de l’étude menée en 2021 avec la gendarmerie : voir dans quelles proportions les enregistrements de vidéosurveillance peuvent accompagner l’élucidation d’enquêtes judiciaires. On s’est intéressé aux enquêtes du quotidien, celles qui ne mobilisent qu’un enquêteur, pas les cas exceptionnels (enlèvement, braquage…) où les effectifs sont plus conséquents. Et sur près de 2.000 dossiers, on a trouvé une vingtaine d’enquêtes pour lesquelles les enquêteurs avaient trouvé des preuves ou des indices dans des enregistrements. Cela donne 1 % d’aide à l’élucidation. C’était la première étude en France sur le sujet mais dans d’autres études réalisées à l’étranger, le taux était également évalué entre 1 et 3 %."
Pourquoi est-il aussi faible ?
"Un des vecteurs les plus importants, c’est ce qu’on a appelé le “réflexe vidéo”, à savoir la propension des enquêteurs à consulter les enregistrements. Il est assez faible, puisque ce n’est qu’un quart des enquêtes. Ils ne le font pas, pas par faute, mais parce qu’ils privilégient d’autres moyens d’enquête (relevé d’empreinte, enquête de voisinage…)."
Car on est loin des fantasmes vendus par les séries et les films : ils n’ont pas accès à la vidéosurveillance si facilement, il faut identifier les caméras, savoir à qui elles appartiennent, faire une réquisition, etc. Et lorsque les images sont disponibles et exploitables, ils disposent de plusieurs heures d’images à exploiter. C’est extrêmement chronophage.
"Dans le cas d’une affaire exceptionnelle, avec des équipes importantes, c’est possible, mais pour les actes du quotidien, c’est compliqué. Un autre biais, c’est que le temps que l’enquête soit lancée, les images peuvent avoir été écrasées : elles peuvent juridiquement être gardées 30 jours mais beaucoup de communes n’ont pas les moyens de les conserver aussi longtemps."
Comment améliorer la situation ?
"En investissant en ingénierie autour de l’exploitation de la vidéosurveillance plutôt qu’en multipliant systématiquement le nombre de caméras. Il y a l’exemple de la cartographie des caméras à Grenoble, une plateforme mise en place par la métropole pour faciliter le travail de réquisition des enquêteurs. Mais il ne faut pas considérer que la vidéosurveillance constitue l’alpha et l’oméga des questions de sécurité, comme cela est présenté depuis des années. Ça peut grever les budgets de petites communes de centaines de milliers d’euros pour une utilisation très exceptionnelle alors que potentiellement, embaucher un ou deux policiers municipaux, cela peut avoir plus d’impact."
Pourquoi existe-t-il finalement très peu d’études sur ce dossier, malgré les millions d’euros engagés ?
C’est une très bonne question, d’autant que la Cour des comptes, en 2011 et 2020, a mis en demeure l’État d’évaluer le dispositif. On peut répondre que l’État n’a pas la culture de l’évaluation des politiques publiques, notamment sur la sécurité, et ne dispose pas des outils en interne pour cela. Autre élément, l’évaluation est désacralisante, et dit des choses qui ne font pas forcément plaisir quand on investit fortement dans ce type de politiques publiques."
Malgré tout, le nombre de caméras continue de s’accroître…
"Cela tient à plusieurs raisons. Déjà, les sciences humaines et sociales n’ont pas l’impact qu’elles devraient sur la construction des politiques publiques. La vidéosurveillance a une bonne image, avec entre 70 et 90 % de soutien favorable et les responsables politiques mettent en avant cette technologie depuis des décennies, ce qui a, à force, un impact. L’installation de caméras est aussi facile, même si cela coûte de l’argent ; construire une politique publique de sécurité est beaucoup plus compliqué."
Enfin, c’est attendu et même espéré par la population, avec ce que j’ai qualifié d’effet de propagation. Quand une commune installe des caméras dans une rue A, les habitants des rues B et C diront qu’ils font face aux mêmes problématiques, qu’ils paient les mêmes impôts, et demanderont pourquoi ils n’ont pas droit aux mêmes moyens de sécurité. Cela fonctionne aussi entre communes voisines : avoir des caméras dans ses rues, c’est présenter une offre de sécurité pour attirer des habitants et de l’activité économique.
"Enfin, à cette pression populaire s’ajoute la pression de l’État, qui finance une partie de l’installation de caméras et la recommande, sans que je parvienne à en expliquer les raisons."
Faut-il parler de vidéoprotection ou de vidéosurveillance ?"Jusqu’en 2011, tout le monde parlait de vidéosurveillance, raconte Guillaume Gormand. Et puis il y a eu une stratégie de changement d’image : le terme de vidéoprotection a été jugé plus vendeur." Plus rassurante aux yeux du grand public, l’appellation a été officialisée dans une loi sur la sécurité intérieure en 2011. Depuis cette date, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) a distingué les deux termes : la vidéoprotection filme la voie publique et les lieux ouverts au public ; la vidéosurveillance les lieux non ouverts au public. "C’est la définition désormais légale en France mais à l’étranger, et parmi les scientifiques, tout le monde parle de vidéosurveillance", relève Guillaume Gormand, qui fait donc, lui, le choix d’utiliser également ce terme.
Propos recueillis par Arthur Cesbron