Meurtre d'un agent municipal à Grenoble : pourquoi et comment la ville est devenue un "petit Marseille"
Journaliste indépendant, auteur de plusieurs ouvrages de référence sur le grand banditisme (*), Frédéric Ploquin analyse les ressorts du drame qui a coûté la vie à Lilian Dejean, 49 ans, agent de propreté et père de deux enfants. Son tort ? Avoir tenté d’empêcher l’auteur d’un accident de la route de s’enfuir. Le meurtrier présumé a été identifié mais est toujours en fuite à ce stade.
Même s’il n’est pas lié directement à la « guerre des gangs » qui sévit dans l’agglomération grenobloise, que nous dit ce crime du climat qui règne sur place ?
La première chose qui m’a frappé, c’est que cette scène s’est produite devant l’Hôtel de ville, comme pour nous renvoyer d’emblée à la dimension politique de ce qui aurait pu être un banal accident. Ça s’est passé juste sous les fenêtres du maire, l’écologiste Eric Piolle (voir encadré ci-dessous).
Sur le plan symbolique encore, celui qui se fait tuer n’est pas l’acteur d’un groupe criminel ou d’un trafic quelconque : c’est au contraire l’incarnation de la ville propre, à une époque où le gouvernement veut justement faire « place nette » – selon la sémantique officielle – contre les stupéfiants. Ce rapprochement sonne, de mon point de vue, comme un second échec.
Le troisième élément central tient au profil du suspect, un homme de 25 ans connu pour des affaires de violences et de drogue, qui avait passé la nuit en discothèque et était au moment des faits soit totalement bourré, soit défoncé, soit les deux, au volant d’une voiture surpuissante (une Audi RS3 immatriculée en Pologne, NDLR).
Que savez-vous de lui ?
Il ne s’agit pas d’un caïd, d’un gérant de point de deal, mais d’une petite main du trafic. C’est quelqu’un qui a toujours baigné dans la culture du « gang », le prototype même du gamin qui a grandi en cité et n’a jamais vu autre chose que ce monde-là, où tout tourne autour de la force, de l’argent, et des armes comme seul moyen d’expression.
Même si le crime de dimanche n’a pas de rapport direct avec la guerre que se livrent les trafiquants et leurs entourages, il y a quand même un lien indirect très net à mon sens. Cet individu ne serait pas sorti faire la fête avec un flingue dans la poche s’il n’y avait pas, actuellement, une recrudescence des règlements de comptes sur Grenoble. Il savait que ça pouvait lui tomber dessus et il se protégeait.
Une quinzaine de fusillades – dont plusieurs mortelles – ont été recensées depuis le début de l’année à Grenoble et dans les communes voisines. Qui sont ces voyous qui font régner la terreur ?
Ce qui se passe là-bas n’est pas nouveau. Cela fait 25 ans déjà que le petit milieu maghrébin local provoque des cycles répétés de vendetta. Si l’on remontre plus loin dans le temps, il y a à Grenoble une tradition très ancrée de la criminalité. Dans les années 70-80, on a connu la même chose dans ce que l’on appelait alors le milieu « italo-grenoblois ». Une pègre mafieuse d’origine italienne s’était implantée dans la ville. Elle menait des opérations de racket et tenait à la fois la prostitution locale, les jeux, les pizzerias, etc.
"Grenoble n’est pas Marseille, mais c’est un petit Marseille. On s’entretue désormais de la même façon entre jeunes des cités, selon un schéma classique : un flingage en entraîne un autre, et un autre, et un autre… Question d’honneur et de survie."
Ces règlements de compte débordent même du cadre purement isérois : en mai, Mehdi Boulenouane, 38 ans, l’un des gros poissons du trafic de stups grenoblois, a été littéralement exécuté de trois balles – deux dans le thorax, une dans la tête – sur un trottoir de Seine-Saint-Denis, alors qu’il venait de sortir de prison et était assigné à résidence…
Cela répond là encore à un schéma assez connu en fait. Les caïds plus anciens, qui ont été les rois dans la décennie précédente, refusent d’être détrônés. Il ne veulent pas céder la place à d'autres, plus jeunes. Dans le cas d’une exécution comme celle-là, le message envoyé est le suivant : « Vous, les vieux, vous ne nous faites pas peur, on va vous faire la peau. Maintenant, les patrons, c’est nous ».
Le catalyseur, on l’a bien compris, c’est le marché de stupéfiants et l’existence d’un marché local très dynamique. Comment l’expliquer ?
Il y a effectivement sur Grenoble et ses environs un bassin de clientèle extrêmement important. La ville est un pôle d’excellence universitaire. Elle compte environ 60.000 étudiants, dont certains sont nécessairement amateurs de produits stupéfiants. Il s’agit d’une clientèle captive, qui se renouvelle tous les ans. En hiver, il faut également alimenter le marché bien spécifique et captif lui aussi des stations de ski. Vous avez des jeunes qui arrivent de l’Europe entière, avec souvent l’envie de faire la fête et un pouvoir d’achat important.
En 2017 déjà, l’ancien procureur de la République de Grenoble, Jean-Yves Coquillat, disait n’avoir « jamais vu une ville aussi pourrie et gangrenée » par la drogue. Peut-on donc faire, là encore, le constat d’une impuissance des pouvoirs publics ?
Oui, c’est certain. Dans le même registre, j’ai été frappé cet été par les mots d’Eric Vaillant, l’actuel procureur de Grenoble, qui a dit en gros : « On ne sait pas enrayer le trafic, ce qu’il faut désormais, c’est protéger la population. » C’est assez terrifiant. Cela revient à dire : « Ok, la guerre entre gangs fait rage, ils se tirent dessus jour et nuit, on est débordés, on va juste essayer de faire en sorte qu’il n’y ait pas trop de victimes collatérales. »
Un tel aveu vous a surpris ?
Oui, car admettre ça, c’est admettre le pire quelque part, même si le constat est juste. On a affaire à des jeunes trafiquants de 20-25 ans, qui ont à leur disposition des armes de guerre dont ils ne savent pas très bien se servir. Résultat, des balles perdues tuent des gens qui n’ont strictement rien à voir avec le trafic, de gens qui n’ont même pas demandé l’heure à un dealer. On l’a encore vu ces derniers mois à Marseille, Nîmes ou Dijon.
Que des hauts magistrats eux-mêmes fassent ce constat d’échec, c’est quelque chose d’assez nouveau. Ils rompent avec une certaine langue de bois, qui a consisté pendant longtemps à laisser les forces de l’ordre seules en première ligne et non pas à nier, mais à minimiser l’ampleur du problème.
Propos recueillis par Stéphane Barnoin
(*) Il a notamment signé Les narcos français brisent le silence (2021) et Jacky le Mat, le parrain, le showbiz et les politiques (2023). A paraître le 30 octobre, aux éditions Fayard : Confessions d’un patriote corse, des services secrets français au FLNC.