Réforme des retraites : le périlleux chemin de crête qui attend Michel Barnier
C’était il y a quasiment un an. Une éternité, presque un autre monde. Dans la moiteur de l’été, L’Express rencontrait Michel Barnier, sous l’ombre d’un pin parasol lors des traditionnelles Rencontres économiques d’Aix-en-Provence, grand barnum annuel où politiques, patrons, syndicalistes et économistes discourent sur l’état du monde. "Il ne faut pas confondre le populisme et le sentiment populaire. Le sentiment populaire doit être écouté, il explique chez nous la crise des gilets jaunes et le vote en faveur des extrêmes", nous confiait alors le futur chef du gouvernement. A peine quatorze mois plus tard, sur les marches de l’hôtel Matignon, lors de la rapide passation de pouvoir, le nouveau Premier ministre promettait aux Français de leur dire toute la vérité sur la dette du pays.
Entendre le sentiment populaire tout en sortant du déni… Tel est l’équilibre précaire que doit trouver Michel Barnier dans les prochaines semaines, alors que le pays est confronté à l’une des crises de ses finances publiques les plus sérieuses depuis la Seconde Guerre mondiale. Sans surprise, le sujet des retraites est au sommet de la pile des dossiers que l’ex-commissaire européen a découvert sur son bureau. Invité du 20 heures de TF1 le lendemain de sa nomination, il a d’emblée déclaré vouloir "ouvrir le débat sur l’amélioration de cette loi pour les personnes les plus fragiles", tout en excluant de "tout remettre en cause". Près des deux tiers des Français ont voté en juin dernier pour des partis qui souhaitaient revenir sur le report de l’âge légal de départ de 62 à 64 ans. Abrogation ou gel, la promesse sonne bien dans l’opinion publique mais se fracasse rapidement sur la froideur des chiffres.
Le poids intenable des finances publiques
La vérité, c’est que la marque du vieillissement démographique sur nos comptes est implacable. "La retraite par répartition telle qu’elle a été créée en 1945 est un système de solidarité intergénérationnelle. Pour qu’il survive, il doit être par nature équilibré", rappelle Olivier Klein, professeur d’économie à HEC et directeur général de Lazard Frères Banque. Si en 1960, on comptait 4,1 actifs pour 1 retraité, le ratio est aujourd’hui de 1,7 pour 1. Intenable. La vérité, c’est aussi que les dépenses de retraite sont le premier poste de dépenses publiques : elles absorbent 14,4 % du PIB, contre 12,3 % en moyenne dans la zone euro. La vérité, enfin, c’est que nos finances publiques dérivent dangereusement.
Une note rédigée récemment par les experts du Trésor révèle que le trou dans les comptes publics atteindrait 5,6 % du PIB cette année, contre 5,1 % initialement prévus, et près de 6,2 % l’an prochain, à politique inchangée. Or, si l’on en croit le dernier rapport du Conseil d’orientation des retraites (COR) publié en juin, le régime général resterait déséquilibré sur le très long terme, même en tenant compte de la réforme votée l’an passé. La biffer coûterait au bas mot entre 15 et 20 milliards d’euros chaque année à partir de 2030. "Les fondamentaux qui justifient cette réforme sont toujours là et n’ont jamais été aussi prégnants. Revenir dessus serait, du point de vue des finances publiques, dramatique", s’inquiète le député Ensemble et ancien rapporteur du budget de l’Assemblée, Jean-René Cazeneuve.
Des marges de manoeuvre étroites
Michel Barnier le sait bien, lui qui plaidait pour un report de l’âge de départ à 65 ans lors de la campagne pour l’investiture LR en 2021. Mais peut-il faire aujourd’hui l’économie d’un geste d’apaisement ? "On peut toujours faire mieux", reconnaît l’ancien ministre du Travail, Olivier Dussopt, qui avait porté le projet avec Elisabeth Borne. "Dans la situation actuelle, il ne faut rien s’interdire, on doit trouver une voie de passage", poursuit le député Ensemble Marc Ferracci. Oui mais à quel prix ? La première étape, cruciale, interviendra le 31 octobre prochain au moment de la niche parlementaire du RN où sera inscrite à l’ordre du jour l’abrogation du texte. D’ici là, Michel Barnier va devoir chercher des compromis sur la question, tant les oppositions, à l’extrême droite comme à gauche, vont continuer de chauffer à blanc une opinion publique déjà tourneboulée.
Les marges de manœuvre sont étroites. "Le socle fondamental est que l’on doit collectivement travailler plus et qu’il faut que cet effort soit justement réparti", soutient Jean-René Cazeneuve. Concrètement, le gouvernement peut, en théorie, actionner quatre leviers pour retrouver l’équilibre : l’âge de départ, le nombre d’annuités, le taux de cotisation et le montant des pensions. Pour chacun d’eux, l’éventail des possibles est considérable. "Toutes les réformes passées se sont faites grâce à un cocktail de mesures", rappelle l’économiste Michaël Zemmour, membre du Haut Conseil des finances publiques. Un soupçon de cotisations en plus, un zeste d’annuités supplémentaire et une pointe de désindexation des retraites… On pourrait aussi imaginer une modification du mode de calcul des pensions, en prenant comme référence le salaire des 30 meilleures années et non pas des 25. Sauf que chacune de ces pistes se heurte à une opposition frontale. Le Medef ne veut pas entendre parler de hausse de cotisations. Quant à la gauche, elle veut préserver le pouvoir d’achat des retraités, même si leur taux de pauvreté est nettement inférieur à celui de l’ensemble de la population.
"Il ne faut pas s’interdire d’élargir la focale", ajoute Marc Ferracci. Dans les rangs macronistes, une petite musique monte, celle du régime universel. La réforme originelle du programme de 2017 du président pourrait faire son retour dans les débats. Une discussion sur le long terme, qui pourrait rassembler une partie de la gauche sociale-démocrate et notamment la CFDT qui milite pour une telle bascule depuis des décennies. "C’est le système qui suscite le plus de convergence et de transparence", abonde Olivier Dussopt. Et pourquoi pas rajouter une dose de capitalisation collective, dont l’efficacité a été prouvée dans les pays nordiques ? "Elle a un avantage : elle est insensible à la question démographique", rappelle Bertrand Martinot, expert associé à l’Institut Montaigne et ancien conseiller social de Nicolas Sarkozy.
L’avenir du système de retraites en jeu
Derrière cette cuisine financière, la question de l’avenir du système de retraite renvoie aussi au sujet central du taux d’emploi, et notamment celui des seniors. En la matière, la France reste aujourd’hui dans le ventre mou européen avec un taux de 55,9 % pour les 55-64 ans, quand l’Allemagne dépasse les 70 %. D’après les calculs du président du COR, l’économiste Gilbert Cette, si la France avait le taux d’emploi des Pays-Bas, la richesse du pays serait supérieure de 12 % au niveau actuel. Plus de souci de financement des retraites, alors.
"C’est la clé, car l’augmentation du taux d’emploi donne plus de croissance, plus de recettes de TVA, plus de rentrées d’impôts sur le revenu et moins de dépenses de chômage. L’effet est vertueux", défend le député Marc Ferracci. Autre facteur déterminant : la productivité. "Plus elle augmente, plus le déficit se réduit. Notre système est d’ailleurs basé sur le pari que la productivité va croître à l’avenir. Si pour une raison quelconque elle est moins dynamique, il ne retrouvera pas l’équilibre", prévient l’économiste Patrick Aubert, membre du COR. Or, depuis 2019, la productivité du travail en France a baissé de 8,5 % par rapport à la période pré-Covid.
La balle est désormais dans le camp du nouveau Premier ministre. Dans nos colonnes, il y a un an, Michel Barnier déplorait l’explosion de la dette française à plus de 3 000 milliards d’euros : "Ce sont des sujets qui nous font perdre de la crédibilité", affirmait-il. Mais détricoter en partie la dernière réforme éroderait encore cette fameuse crédibilité auprès de nos partenaires européens, alors que la France a été placée sous surveillance renforcée par Bruxelles. En bon Savoyard, le nouveau locataire de Matignon le sait mieux que quiconque : le chemin de crête est passablement étroit.