Tchekhov, contre la servitude de l’habitude
Le philosophe Jacques Rancière, souvent plus connu pour ses textes de philosophie de la politique, présente dans cet ouvrage une exploration de l’œuvre de l’écrivain russe Anton Tchekhov (1860-1904). Ceux qui réduisent l’œuvre de Rancière à son aspect strictement politique auraient tort de négliger cet opuscule. D’autant que ce qui relève de la politique chez lui renvoie plutôt à la question de l’émancipation qu’à celle des mœurs gouvernementales. Or, justement la littérature, comme les arts, dans cette optique, ne constituent pas un détour ou une parenthèse. Au contraire.
Parler de littérature en philosophie, dans le cas de Rancière, c’est d’abord rappeler que « l’homme est un animal politique parce qu’il est un animal littéraire », il se laisse détourner de sa destination « naturelle » par « le pouvoir des mots ». C’est d’autre part souligner que c’est la littérature qui invente le régime esthétique des images à l’encontre du régime de la ressemblance. C’est enfin indiquer que les œuvres dressent des cartes du visible, des trajectoires entre le visible et le dicible, des rapports entre des modes du dire. Elles définissent des variations des intensités sensibles, des perceptions et des capacités des corps.
Autant dire que cet ouvrage appartient de droit aux réflexions conduites par Rancière. On pourrait résumer le point en associant esthétique littéraire et émancipation, dans sa dimension politique. Et que serait cette émancipation de type littéraire ? Ce serait l’exploration dans une fiction littéraire de la servitude humaine et de son opposé, le changement de l’existence, fût-ce en rêve.
Or, de rêve, il en est bien question ici. La première nouvelle de Tchékhov examinée par Rancière s’intitule Rêves. Ce récit est publié en 1886. Trois hommes marchent sur une route. Un seul événement est raconté : une pause durant la marche. Et durant cette pause, une discussion autour de la liberté s’élève, alors que le personnage central n’est autre qu’un condamné à la prison.
Rancière n’entreprend pas un examen classique d’une œuvre littéraire. Il la traverse dans ce qu’elle a d’essentiel : pointer en elle ce qui manifeste des écarts avec la réalité de l’époque, et relever ce qui raconte en elle les traits de la servitude ou de l’émancipation, d’une certaine manière. En l’occurrence, ce qui est central dans l’opuscule, qui finalement traverse toute l’œuvre de Tchékhov, c’est que ce récit ne cherche pas du tout à décrire les maux d’une société, la servitude de l’époque, les servitudes engendrées par le régime tsariste, et les répressions policières. Il ne cherche pas non plus à expliciter comment résister au régime. Il explore plutôt les traits de la servitude, à charge pour le lecteur ou la lectrice de comprendre ce que peut signifier s’affranchir.
La description de Tchékhov porte sur les affects et les pensées de et dans la servitude. Elle montre ce qu’est une éducation à la servitude, l’héritage reçu par chacune et chacun de ces sortes de contrat de servitude que l’on entretient chaque jour sans s’en apercevoir. Contrairement à ce que beaucoup prétendent la servitude n’est pas seulement un résultat policier, elle n’est pas réductible à la répression continue d’un régime de force. Elle est plus profondément une manière de s’accommoder à des manières d’être, de laisser le temps se répéter, de se laisser prendre la parole par d’autres, sans résister.
C’est tout ce que propose Tchékhov. Il ne cherche pas à faire prendre conscience à qui que ce soit de quoi que ce soit. Il décrit. Et c’est de cela que naît le souffle d’une autre vie possible. En fin de compte, il n’y a pas d’autre raison à la servitude que la servitude elle-même. Dès lors, pour briser le cercle de la servitude, pour former les humains capables de transformer en réalité l’appel de la vie nouvelle, il faut d’abord changer les manières de sentir. C’est bien ce que montrent les trois protagonistes du récit de Tchékhov.