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Август
2024

Mouloud Feraoun: littérature, anticolonialisme et quête d’émancipation

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Figure majeure des lettres algériennes, instituteur humaniste et anticolonialiste de Kabylie, homme lucide sur les enjeux de son temps et critique intransigeant des dérives autoritaires du mouvement national algérien, le soixantième anniversaire de l’Indépendance algérienne coïncide avec celui de l’assassinat de Mouloud Feraoun par un commando de l’O.A.S au matin du 15 mars 1962 à El-Biar, dans la banlieue d’Alger.

Loin des commémorations et discours officiels sur l’auteur du Fils du pauvre et son œuvre, Relire Feraoun. Entre lucidité, combat et engagement, paru sous la direction de Tassadit Yacine et Hervé Sanson aux éditions Koukou, est un livre collectif qui vient jeter un regard nouveau sur l’itinéraire tant littéraire que politique de cette grande voix native de Tizi Hibel. L’œuvre de ce témoin de l’ère coloniale, notamment son Journal. 1955-1962 (Seuil, 1962), donne l’occasion de repenser l’héritage de l’anticolonialisme et de l’émancipation politique et sociale dans les limites de la dignité humaine.

Dans l’optique de redécouvrir les facettes oubliées de la vie et de l’œuvre du classique algérien de langue française qu’est Mouloud Feraoun, Hervé Sanson, docteur en littérature française, spécialiste des littératures francophones du Maghreb et membre associé à l’ITEM (CNRS), a accepté de répondre aux questions de Nonfiction.

 

Nonfiction : Pouvez-vous nous dire qui était Mouloud Feraoun ?

Hervé Sanson : Mouloud Feraoun présente plusieurs facettes tout aussi importantes les unes que les autres : instituteur en premier lieu, pédagogue, formé à l’École Normale de Bouzareah, toute son existence a consisté à transmettre aux générations suivantes : tant son étude sur Si Mohand parue chez Minuit en 1960 que son recueil de courts récits intitulé Jours de Kabylie, mais aussi sa collection de manuels scolaires nommée L’Ami fidèle, attestent de ce souci pédagogique et de cette volonté de transmission. Mais Feraoun, c’est aussi un authentique humaniste, fidèle à certaines valeurs, qu’il entend ne jamais sacrifier aux contingences ou aux choix tactiques de l’heure. C’est enfin un grand écrivain : auteur du Fils du pauvre, classique de la littérature algérienne de langue française, il mérite d’être lu et relu, tant pour ses deux autres romans, La Terre et le sang, et Les Chemins qui montent – un pur chef-d’œuvre selon moi ! – que pour son Journal de guerre qui témoigne d’un souci de composition indéniable ainsi que de qualités d’écriture frappantes.

 

Votre livre invite à « relire Feraoun ». Qu’entendez-vous par cette expression ? N’a-t-on pas encore véritablement lu cet instituteur algérien de Kabylie ?

On a bien évidemment produit des lectures de l’œuvre de Feraoun depuis soixante ans. Mais trop souvent ces lectures étaient réductrices ou falsificatrices : ou bien les approches littéraires exhaussaient le producteur d’un classique du roman autobiographique qu’est Le Fils du pauvre, reléguant par là même les deux autres romans, tout aussi aboutis et d’une grande richesse de contenu, au second plan ; ou bien l’homme et son parcours étaient attaqués, minorés, voire diffamés, au nom de lectures très orientées idéologiquement, faisant de Feraoun un « assimilé » au mieux, un « traître » dans le pire des cas. Or, Feraoun possédait parfaitement sa culture d’origine, à savoir la culture kabyle, et n’était pas plus « assimilé » que les autres écrivains francophones. On l’a très certainement dit car il était un fonctionnaire de l’Éducation Nationale française, mais il enseignait dans le bled, et n’avait d’autre objectif que d’assurer l’instruction et l’émancipation de ses petits élèves, de même origine que lui-même, afin de leur donner les outils pour se définir et se défendre. Il faut néanmoins préciser que certains travaux au début des années 2000, tels ceux de Robert Elbaz et Martine Matthieu-Job, rompaient avec ces lectures réductrices, analysant la complexité de l’écriture de Feraoun, complexité longtemps ignorée. Notre ouvrage, Relire Feraoun, entendait interroger des œuvres peu abordées jusque-là, tels Jours de Kabylie, ou Les Chemins qui montent, ou bien encore expliciter davantage le parcours intellectuel, engagé, de l’homme, documents à l’appui (correspondance de l’écrivain, rapports administratifs, rapports de l’Armée, journaux de l’époque, etc…). Il a tâché également de proposer des angles d’approche peu utilisés jusque-là à propos de l’œuvre de Feraoun : études de genres, génétique des textes…

 

Selon vous, qu’est-ce qui a fait de Mouloud Feraoun une cible pour les autorités coloniales ?

Feraoun est l’écrivain, l’intellectuel, qui, durant la guerre de libération nationale, a été le plus pris entre deux feux, enserré dans un étau peu à peu ingérable. En tenaille entre des autorités coloniales lui demandant des gages de soutien jour après jour et une Armée de libération nationale (ALN) lui demandant les mêmes preuves d’engagement, il marchait sur un fil d’équilibriste continûment. Les pressions de plus en plus fortes exercées à son encontre, par des officiers français notamment, le conduiront à l’été 1957 à demander sa mutation et à quitter la Kabylie pour Alger où il croit alors trouver un refuge, ce qui ne sera nullement le cas, nous le savons. Les autorités coloniales devaient savoir que Feraoun soutenait le principe de l’indépendance de l’Algérie ; en outre, son honnêteté, sa droiture, le respect dont il jouissait parmi la population, sa remarquable maîtrise de la langue française, les relations importantes qu’il entretenait devenaient dangereuses à partir du moment où Feraoun ne soutenait pas l’Algérie française. N’oublions pas en outre qu’il était également, pour l’armée française, un témoin gênant des exactions commises en Kabylie, et qu’il pouvait précisément témoigner à un moment donné de ce qu’il avait vu ou de ce qu’on lui avait rapporté.

 

Que pouvez-vous nous dire à propos des dimensions littéraires, humanistes, anticoloniales et pluralistes du Journal de Mouloud Feraoun, cet écrit historique qu’il considérait comme « une pièce supplémentaire à un dossier déjà si lourd », celui de la guerre de Libération algérienne ?

Le Journal de Feraoun est le seul journal tenu en période de guerre par un Algérien et ce, sur la durée entière de la guerre (de novembre 1955 au 14 mars 1962, la veille de son assassinat). J’ajouterai : le seul journal tenu par un Algérien vivant directement le quotidien de la guerre, d’abord dans le bled kabyle, puis à Alger. Feraoun avait pleine conscience du danger qu’il encourait à produire un tel document : il cachait régulièrement les cahiers d’écolier qu’il remplissait de son écriture soignée et serrée, parmi les cahiers de ses élèves, pour le cas où il aurait été confronté à une perquisition soudaine de l’armée française. Ce Journal possède une valeur incommensurable pour plusieurs raisons : il rapporte des scènes d’exactions commises par l’Armée française – mais aussi parfois par les maquisards algériens – qu’il est le seul à pouvoir rapporter ainsi par écrit. De plus, Feraoun a le sens de la description, de l’image, et son art du récit, couplé à son sens du dialogue, produisent une forte impression sur l’esprit du lecteur. Il interroge également à partir des anecdotes, des événements relatés, un certain nombre de problématiques essentielles : le rapport à la violence, sa légitimité ou son illégitimité, la question du statut des femmes en période de conflit, le viol utilisé comme arme de guerre, etc. Feraoun interroge : « La fin justifie-t-elle les moyens ? » Et il répond : pas à n’importe quel prix. Enfin, les qualités d’écriture de ce journal, ainsi que le relais entre différents points de vue sur l’événement, en faisant une polyphonie ouverte, le montage entre différents types de textes (récit, coupure de presse, dialogue, essai, méditation de type philosophique…), forgent la singularité de ce témoignage, qui n’est donc pas un simple témoignage.

 

Mouloud Feraoun n’a jamais été adepte d’un nationalisme étroit, chauvin et essentialiste. S’il était incontestablement anticolonialiste par sa plume et ses actes, par son métier d’instituteur et son engagement dans la direction des Centres Sociaux avec Germaine Tillion, il a toujours été lucide et critique vis-à-vis des dérives autoritaires qu’il voyait au sein du mouvement national algérien, notamment sur les questions du pluralisme démocratique et de la violence. Est-ce pour cette raison qu’il a été considéré comme un « acculturé », un « tiède », voire un « traître », par certains politiques, universitaires et intellectuels en Algérie ?

Vous avez effectivement formulé les termes de la question et livré des éléments de réponse. Toute révolution – et toute guerre d’émancipation nationale – établit deux camps tranchés, résolument antagonistes, et ne peut souffrir les modérés, les partisans du dialogue. Bien que favorable à l’indépendance, sans équivoque possible, Feraoun était un produit de l’école républicaine française – celle de la IIIe République – héritière des Lumières et de l’esprit cartésien. Ainsi, au nom des principes républicains et des idéaux de la Révolution française, Feraoun ne peut que soutenir l’indépendance de l’Algérie et le droit du peuple algérien à disposer librement de son destin, mais au nom de l’esprit critique acquis et de la défense « pure » des idéaux dont nous parlions, il ne peut taire dans son Journal les dérives, les abus – déjà – du FLN et de l’ALN. C’est cette critique raisonnée de certaines méthodes qu’il désapprouvait qui l’a fait condamner à une certaine époque, alors qu’un soutien plein et entier était attendu de tout militant pour l’indépendance. Feraoun préservait ainsi le droit pour l’intellectuel à exercer son sens critique, à questionner et à réfuter toute vérité dogmatique. Un positionnement difficilement audible durant les années de guerre, puis durant les premières années de l’indépendance, alors que la nation est en train de se construire. Il est certainement plus aisé aujourd’hui de mesurer et de comprendre la complexité d’un homme tel que Feraoun.

 

Quelles sont les singularités de l’esthétique feraounienne ?

On a longtemps catégorisé l’écriture de Feraoun comme une écriture « scolaire », accessible, transparente. Ce qui était le résultat d’une lecture au premier degré. Or, l’écriture de Feraoun est le fruit d’une élaboration lente et concertée : les multiples cahiers d’écolier contenant les différentes versions de chacune de ses œuvres – détenus par la Fondation Feraoun sise à Alger – montrent cette maturation de l’œuvre. L’esthétique feraounienne est composée à la fois d’un souci de structuration pour chacun de ses romans : Feraoun subvertit subtilement le genre romanesque dans chaque opus. L’ironie qui traverse son écriture, le feuilleté des voix et des points de vue orchestrant la narration, le sens de la description par lequel l’écrivain déplace les schèmes de représentation établis par la littérature coloniale, tout cela fonde l’originalité de son écriture, faussement simple par conséquent.

 

Pour le lecteur qui n’aurait pas encore lu Mouloud Feraoun, quels livres lui conseillerez-vous ?

Je conseillerais deux œuvres pour aborder deux aspects de sa personnalité littéraire. Tout d’abord, pour découvrir le merveilleux conteur qu’est Feraoun, on peut lire Jours de Kabylie, un ensemble de récits brefs donnant à voir une Kabylie savoureuse et inattendue. Mais pour connaître le témoin indépassable qu’il est et demeurera quant à la société de son temps, il faut lire le Journal 1955-1962 dont j’ai souligné l’intérêt pluriel. Bien évidemment, commencer par ce classique qu’est Le Fils du pauvre est aussi tout à fait indiqué.