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Август
2024

Vivre et agir ensemble, en militants ou en citoyens

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Si le dernier numéro de la revue Actes de la recherche en sciences sociales (ARSS) se présente comme un recueil de varia, les textes retenus ont une remarquable cohérence. Tous interrogent les sociabilités internes à des groupes militants engagés dans des luttes politiques ou sociales, et dessinent une sociologie fine des dynamiques de groupes. Une liaison est ainsi assurée avec la revue Nectart qui, de son côté, explore le devenir collectif de l’activité culturelle, sa manière de tisser des liens, et le rôle des politiques culturelles.

Des cultures du lien social

Les articles de la revue fondée par Pierre Bourdieu en son temps révèlent dans leur ensemble que la perspective des sociabilités des groupes engagés est peu explorée en sociologie, même si finalement, on parle très souvent de phénomènes qui en relèvent. Les auteurs explorent ainsi les sociabilités internes aux groupements politiques, ou qui concernent d'autres groupes qui ont pour optique de soutenir une cause. Ils examinent comment se soude un groupe, comment il s’articule à des contraintes spécifiques, comment il peut ou doit se résoudre à des contraintes juridiques. Et lorsqu’il s’agit « d’étrangers » sur un sol particulier, comment ces phénomènes se renforcent de la préservation des sociabilités militantes en situation d’exil ou en situation migratoire. Si des philosophes se sont déjà attardés sur les conditions de survie sociale et solidaire (ou non) dans le cas d’exil d’intellectuels (Adorno, Arendt), les cas de mouvements politiques en tant que tels est moins connu. C’est l’intérêt de ce numéro, qui dégage qu'au-delà des cas spécifiques, tout groupement tend à produire des espaces de sociabilité propres à souder le groupe et à servir de levier à l’action envisagée ; de sorte que la sociabilité interne cultive les formes de l’engagement défini par l’objectif. Les syndicats, les mouvements associatifs, les mouvements politiques ne peuvent se départir de la formation de fidélités à la cause, qui ne fonctionnent que s’il existe simultanément une certaine fidélité interne entre les membres du groupe. Ce qui se combine souvent avec des phénomènes de pouvoir majoritaires et minoritaires.

Dans un premier temps est examiné le cas du mouvement tunisien Ennhada, plus exactement du mouvement de la tendance islamiste, ancêtre de l’Ennhada, et de ses membres exilés en France. Ce n’est donc pas un « cas » banal, puisqu’il est étiqueté « islamiste ». Entre 1981 et 2018, les chercheurs se sont penchés sur les structurations de ce mouvement. Ils analysent d'abord les implantations, dans la mesure où elles permettent ou non des regroupements, puis la manière dont la structuration idéologique se déploie dans ces circonstances, enfin comment les stratégies organisationnelles se développent afin de conserver l’essentiel des finalités du mouvement. Entendons par là, l’attention aux contacts, l’entretien des relations, la mise en place d’organisations à destination des enfants (colonies de vacances, réunions, etc.), en somme toutes ces sociabilités qui font la survie de la cohésion d’un mouvement social. Il est certain que la fidélité des membres ne peut se prolonger que si le groupe en exil réussit à se cimenter. Les activités festives et récréatives occupent alors une place privilégiée. Et cela ne concerne pas seulement les rappels du sens de la lutte, liée au régime quitté. Les fêtes demeurent une manière de se rassembler, que l’on suive les mêmes programmes ou non, donc les différends politiques et stratégiques. Tout est fait pour que des dynamiques de désengagement ne viennent pas fragiliser le groupe.

Un autre travail porte sur les lieux de l’engagement, notamment les luttes socio-spatiales, dans le mouvement des Gilets jaunes de l’agglomération lyonnaise, en 2019. D’une certaine manière, on y observe des phénomènes de même type que ceux décrits précédemment. Mais les chercheurs accentuent leurs analyses sur les caractères dynamiques et spatialisés de l’engagement. De là l’ancrage du travail sur les ronds-points. Dans ce cas, l’analyse prend notamment en compte les écarts du groupe étudié par rapport à l’organisation des Gilets jaunes au cœur de la ville de Lyon. Preuve en est que l’on aurait tort de parler de manière simplifiée d'un sociabilité commune à l'ensemble des formations réunies sous la désignation commune de "Gilets jaunes".

Il faut remarquer d’ailleurs que l'inscription des luttes sociales dans l’espace a été longtemps négligée par la sociologie de l’action collective. A ce titre, l'espace matérialise les objectifs, mais il révèle aussi l'inégale distribution des ressources nécessaires aux luttes, et il détermine une différenciation des répertoires et des stratégies de luttes. Sous l’angle d’un travail autour des mobilisations improbables, dit-on, de groupes sociaux dominés, on prend conscience de la manière dont l’attachement à des lieux de la vie quotidienne constitue un ressort de mobilisation. Cela étant, si on savait déjà que l’espace est un enjeu de lutte entre groupes sociaux, on savait moins comment la référence au lieu pouvait finalement faciliter l’accès à la reconnaissance sociale et politique, comme à la reconnaissance symbolique des mobilisations. La notion de « rond-point » est même devenue un marqueur de la pensée sociale.

La culture et le lien social

Le dernier numéro de la revue Nectart (n° 19) procède autrement mais engage des éléments semblables. Le point de départ des enquêtes est le suivant : dès lors que des difficultés sociales et politique se font jour, dans un cadre de sociabilité précis, ici culturel, ce sont les thèmes de la diabolisation de l’autre et de la dénonciation mécanique des GAFAM qui viennent en avant. Or, la réflexion sur la culture ne devrait jamais s’en tenir à cela. Elle devrait rappeler sans cesse que le problème n’est pas l’autre, mais la forme d’enfermement que révèle ce type de discours sur la culture, et qu’il convient de rapporter ce phénomène à la politique d’État, soit qu’elle plonge dans le conservatisme, soit qu’elle se contente de protéger les citoyennes et citoyens contre les déstabilisations, soit qu’elle prône une émancipation. De fait, il n’est pas nécessaire non plus de se satisfaire de dénoncer les séries télé, la publicité et la musique d’ambiance, voire les ordinateurs et les téléphones portables, pour croire que les problèmes seront résolus. Au contraire, la caractéristique de nombre de discours sur la culture et les sociabilités culturelles ne cessent de renforcer la situation déjà figée dans laquelle nous sommes pris. Les enquêtes montrent que l’enfermement des personnes dans les catégories pseudo-sociologiques (« classes moyennes », « culture du pauvre », « culture populaire », « bon goût ») ne laisse aucune latitude à la compréhension de dynamiques nouvelles à encourager.

La preuve en est apportée par les analyses des discours politiques portant sur la culture. Il est vrai d’ailleurs qu’il ne faut pas attendre des programmes politiques de grandes considérations sur ces domaines. Les articles successifs sur ces dimensions le montrent. Agathe Cagé met en avant l'absence évidente de propositions politiques concernant la culture et les distinctions sociales qu’elle impose en direction des citoyennes et citoyens considérés comme « empêchés ». D’autres articles suggèrent du reste que cette catégorie plus ou moins sociologique mériterait d’être renversée : il n’y pas de citoyen(ne)s « empêchés », mais des citoyen(ne)s qu’on empêche de (faire ceci ou cela) par défaut de formations, absences d’informations, usages indifférenciés de « la » culture identifiée pourtant à des formes traditionnelles dans les milieux de la culture et des politiques culturelles.

Reste alors une question qui fait, dans ce numéro de Nectart, l’objet d’une réflexion plurielle : quelle forme doit prendre désormais l’ambition d’un service public de la culture, surtout à l’heure où se déploie une fabrique publique de marchés privés ? En l’occurrence, c’est bien la dimension sociale du « tous », « à destination de tous » qui est interrogée. Sachant qu’un certain processus de délégitimation du service public (radio, télévision, médias divers) est en cours, dans les institutions, mais aussi dans les esprits ; sachant d’autre part que l’on ne peut plus parler de ces sujets sans tenir compte d’un périmètre mondialisé, positivement (rencontres facilitées avec d’autres cultures) et négativement (flux financiers, marchands…), en quoi pourrait consister une nouvelle ambition culturelle, sans doute articulée aussi à la Convention citoyenne pour la culture (dite Cocicu !) ? La revue tente une exploration politique, juridique, analytique d’une telle ambition. Elle a tout à gagner à reprendre l’étude des sociabilités culturelles, par exemple autour des dispositifs d’éducation culturelle, et de leur fonctionnement social, en l’articulant à la question juridico-politique du « service public culturel », notion importante du droit de la culture, correspondant à une forme d’intervention publique entraînant l’application à toutes et tous d’un régime spécifique. Un article précise avec clarté le contenu de cette notion de service public culturel.

 

* Crédit photo : CC Flickr / Marc Frant / gilets jaunes soir 2018