Comment la médiologie peut nous aider à penser le futur
Rassemblant une petite vingtaine d’auteurs d’horizons disciplinaires variés, l’objet de ce livre n’est pas d’esquisser des futurs plausibles pour l’avenir (la futurologie), ni d’opter pour la divination (art de prédire l’avenir par des sacrilèges ou des fausses sciences), mais de comprendre ce qui se joue dans les métamorphoses d'aujourd'hui, et comment celles-ci influencent l’avenir à un horizon de vingt à trente ans.
Ce que la médiologie peut apporter à l’étude des futurs
Située à la croisée de plusieurs disciplines (sémiologie, histoire des techniques, sociologie des médias et philosophie), la médiologie, conceptualisée par Régis Debray, s'intéresse aux phénomènes de transmission (circulation, formation et persistance à travers le temps) sur le temps long. Dit autrement, la question essentielle est de savoir comment les idées deviennent des « forces matérielles » capables d'agir individuellement et collectivement sur les esprits au point de transformer les structures et les évolutions politiques, économiques, sociales, morales, militaires d'une société.
Ainsi que le précise Pierre-Marc de Biasi dans son introduction, « autant qu'à l'objet lui-même, la médiologie s'intéresse donc aussi à cet ensemble organique de configurations et de structures (techno-industrielles, professionnelles, institutionnelles, communautaires, symboliques, etc.) qui a permis à cet outil d'être conçu, fabriqué, diffusé, légitimé, valorisé et rendu opérationnel. » Ce travail ne nous convie donc pas à l’exploration d’une simple sociologie des médias, traditionnels (comme les livres, la télévision) comme numérique, « du kiosque à TikTok » (Clara Schmelck) ; il interroge la fonction médium, sous toutes ses formes. C’est ce que la médiologie voudrait tirer au jour, sur la longue durée, depuis la naissance de l’écriture, de la graphosphère à l’hypersphère, selon les termes consacrés par les médiologues, et sans se laisser absorber par l’actualité immédiate. En substance, comme l’explique Régis Debray dans sa préface, « le médiologue qui s'intéresse aux devenir-force des formes n'intéresse pas les idéologues. Il s'occupe, lui, des bas-côtés : les retombées, la vulgarisation, les malentendus. Les séquelles. Comment telle ou telle idée peut toucher terre, et ce qu'il en coûte. »
L’apport de la médiologie ici ne se mesure pas à la constitution de scénarios qu’il s’agirait de probabiliser, ni à sur la capacité à forger une approche systémique du futur, voire même à débusquer systématiquement les préjugés dominants du futur. Les différentes contributions nous donnent en revanche à penser sur les signaux faibles utiles pour se projeter dans le futur à travers une approche du medium. C’est dans cette perspective que les trois grandes parties du livre s’articulent, portant l’attention sur le numérique (l’étude des données, des algorithmes et des matériels), des croyances (complotisme, rapport à la science et à la vérité) et les conséquences associées pour le commun (émietté, selon Daniel Bougnoux).
Une écologie de la transmission pour le futur
Selon l’approche de longue durée de la médiologie, chaque époque a ses propres supports de transmission dominants, ses « entre-deux », qui façonnent la manière dont les idées et les cultures sont diffusées, notamment pour les « fonctions sociales supérieures » (religion, idéologie, art, politique). On peut de ce point de vue constater la diversité des contributions, sans prétendre à l’exhaustivité, sur l’environnement (Catherine Bertho-Lavenir, Monique Sicard), notre rapport aux données et aux technologies (voir par exemple les chapitres sur les données de Paul Soriano, les algorithmes de Jean-Yves Chevalier ou le cyberspace en 2042 de Pierre D’Huy), le politique (du complotisme chez Françoise Gaillard au rôle du chef chez Philippe Guibert) ou encore le religieux (Jean-François Colosimo).
De manière transversale, on pourra noter l’utilité de la médiologie pour aborder la relation future entre émotions et politique. Ainsi, comme l’observe Pierre-Marc de Biasi dans son introduction, « imaginer le futur revient à former l'image hybride, mobile et composite d'une entité qui superpose trois strates de mémoire : les hantises, les nostalgies et les ambitions de l'histoire longue, la figure éparse et non-totalisable du passé récent, et le kaléidoscope des angoisses, des doutes et des aspirations confuses qui résument notre horizon d'attente immédiat ». La dynamique des émotions en politique ne peut en effet faire l’économie entre le médium et les structures, discours et contestations politiques.
Cette transmission ne peut pas non plus faire l’économie de considération sur le rapport entre le temps et la politique, comme nous y invite Paul Soriano : « la civilisation, les cultures, les institutions ou encore les récits, sont autant de dispositifs pour se donner du temps ; et la démocratie offre même de la durée à tout un chacun, par opposition aux sociétés où les dominants jouissent du monopole de l’oisiveté. Et si le "vivre ensemble" c’est aussi vivre en même temps, partager une durée, partager une histoire et la vivre de concert au jour le jour, alors le démontage du temps, la désynchronisation, affecte aussi le lien social, en multipliant les "ghettos temporels" ». La construction des horizons temporels démocratiques dépend là également des fonctions du médium, qui peuvent éclairer le monde qui vient.
Enfin, un dernier thème transversal est celui des idées de l’avenir comme « forces matérielles » de nos démocraties, sans tomber dans une forme de « fétichisme de l’immatériel ». Miser sur le « moment révolutionnaire » n’est pas la même chose que d’anticiper « l’avenir indéfini », cette opposition devant désormais se réfléchir à l’ombre du concept de « perma-crise », qu’il s’agisse de dérèglements climatiques, de montée des inégalités et de séismes géopolitiques. Or, les idées de l’avenir – et leurs médiations, comme le montre l’ouvrage – sont politiquement importantes pour les formes collectives pour faire émerger le commun dans nos démocraties.