La fin du pastoralisme ?
Aliénor Bertrand, philosophe, Anne Blondeau da Silva, écologue spécialisée en génétique des populations et Dominique Tourisson-Mouret, géographe spécialiste de la colonisation, ont réuni des spécialistes de nombreuses disciplines pour nous mettre en garde face à la destruction du monde pastoral.
Le premier tome de l’ouvrage, Liaisons pastorales, objet de cette recension, est composé d’une série de tableaux historiques sur le bouleversement des relations entre les éleveurs et leurs bêtes. Ces études de cas sont organisées en trois parties. La première, « Relations pastorales et processus adaptatifs », insiste sur la temporalité millénaire des processus adaptatifs qu’on appelle en biologie coévolution. La deuxième, « Ruptures des relations adaptatives », explique comment l’élevage hors-sol et les modifications génétiques empêchent l’adaptation des animaux à leur environnement. La dernière partie, « Projections coloniales », témoigne de la destruction méthodique, par les pouvoirs étatiques et industriels, des pratiques d’élevage et de races locales en Amérique du Nord, en Côte d’Ivoire, au Chili, en Argentine et en Algérie.
Un deuxième tome, Réinventer le pastoralisme (édité chez Belin Education), complète la parole des chercheurs par celle des éleveurs en marge du système agro-industriel. Ceux-là luttent concrètement contre les progrès de l’élevage conventionnel en transmettant les principes d’un pastoralisme plus juste d’un point de vue anthropologique et écologique. Parce qu’elles sont entravées et découragées par des attaques administratives, voire juridiques et policières, les initiatives paysannes se transforment en actes de résistance. Ces éleveurs qui retissent des relations avec leurs animaux, bien que minoritaires, prouvent que le pastoralisme est capable de se réinventer.
Petite histoire de la destruction des races et des cultures traditionnelles
Le monde pastoral, qui a nourri depuis le Néolithique une large partie de l’humanité, est aujourd’hui en train de disparaître. Trois moments historiques marquent le progrès de l'agro-industrie : la naissance de la zootechnie rationnelle (la science de l’élevage) en même temps que la colonisation au XVIIIe siècle, la massification et l’industrialisation de la production alimentaire au sortir de la Seconde Guerre mondiale, et finalement l’abandon des techniques de sélection pour des techniques de modification génétique.
Zootechnie et colonisation. L’idée au cœur de Liaisons pastorales est décoloniale : les colonies ont vu leurs paysanneries et pastoralismes locaux être détruits au profit d’une zootechnie rationnelle, uniforme et commandée par des « experts ». Cette « science de l’élevage » prétendant à la vérité fut, entre les mains des puissants, un outil de soumission politique et d’acculturation. Au XVIIIe siècle, les esquisses de la théorie de l’évolution s’accompagnent d’une plus grande compréhension des mécanismes d’adaptation du vivant. Les premières « vaches améliorées » de Bakewell en Angleterre ouvrent la voie à une « zootechnie rationnelle », utilitariste, qui a pour enjeu « d’améliorer, de standardiser, de rééduquer » les corps animaux qui ne produisent pas assez. L’Europe, en pleine colonisation, exporte la pratique dans ses colonies, là où les autochtones n’ont « pas compris » qu’il fallait rendre la nature productive. Les élites urbaines au pouvoir, pétries d’idéologies productiviste et rationaliste, convertissent le pastoralisme au capitalisme : ils réduisent les bêtes, jusqu’alors des quasi-personnes, à un capital économique. L’eugénisme (la promotion de races pures) et l’élimination génétique deviennent constitutifs du métarécit impérial1. La biodiversité, jugée « inutile » ou « anormale », a volontairement été supprimée2. Le livre propose un florilège colonial qui permet de se mettre dans la peau de ceux qui veulent « faire disparaître les troupeaux indigènes »3.
Machinisme et industrialisation du vivant. Le deuxième moment d’expansion du modèle agro-industriel correspond à la machinisation des campagnes au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Le pouvoir politique, soucieux de relancer l’économie, soutient les producteurs de tanks qui se reconvertissent dans l’agriculture pour faire des tracteurs. La standardisation du vivant connait alors un point de non-retour. Dans l’élevage traditionnel, les races polyvalentes, comme la brebis brigasque4, produisent à la fois du lait, de la laine et de la viande. Elles sont appréciées pour la flexibilité qu’elles offrent dans le prélèvement des ressources. En remplaçant les races polyvalentes par des races spécialisées, les éleveurs sont mis en concurrence à l’échelle nationale puis mondiale. Le supermarché et la production de masse remplacent l’élevage local. L’industrialisation de l’élevage entraîne une dépendance mondialisée au système agro-industriel, autant en amont de l’élevage qu’en aval5. La combinaison « Holstein-maïs-soja-béton » repose sur l’importation massive de soja depuis les plantations amazoniennes, produit par les mêmes conglomérats qui abattront, découperont et commercialiseront les vaches en France. Les éleveurs sont transformés en ouvriers dans une chaîne de production mondialisée.
Utopie transhumaniste. Cette « vache globale »6 est artificiellement inséminée avec des gamètes mâles modifiées. Sa santé est surveillée par des ordinateurs et soumise à un protocole sanitaire. Les biotechnologies modernes, techniques in vitro et recombinaison de l’ADN, font basculer l’élevage dans « le rêve transhumaniste d’un monde totalement artificiel ». La création d’animaux OGM, que ce soient les vaches sans cornes ou les saumons transgéniques, témoigne d’une volonté d’adapter les animaux aux contraintes économiques de l’agriculture intensive, plutôt que de repenser leurs conditions d’élevage7. Les animaux deviennent des productions techniques brevetées. Avec la modification directe du vivant lui-même par la génétique, on ne laisse plus à la nature la place pour s’exprimer, on la programme. L’éleveur est dépossédé de son métier qui repose normalement sur le soin, l’attention aux bêtes et la sélection des reproducteurs en fonction du type de vache qu’il souhaite élever (belles, ou résistantes, pour la viande, ou le lait, ou les deux...). Les OGM signent la fin du pastoralisme, dont l’essence est la gestion du troupeau, pavant la voie à un monde divisé entre sauvage et technologie.
Une nouvelle définition de la domestication
Le livre a l’ambition de formuler une définition nouvelle de l’animal domestique à partir de la théorie de l’évolution, dans une « perspective écologique, au sens scientifique du terme »8. Il s’agit de penser l’agro-pastoralisme comme un système complexe au sein duquel chaque partie est en interaction perpétuelle avec les autres vivants et le milieu. « Ce qui définit ontologiquement les animaux domestiques, [c’est] leur façonnement coévolutif au long cours avec les climats, les paysages et les sociétés humaines »8. La notion de « coévolution » permet de repenser notre rapport aux animaux d’élevage par le prisme des relations, plutôt que par le prisme traditionnel de la domination (l’animal domestique, soumis et dénaturé, serait celui que l’on contrôle et commande).
Les liaisons pastorales ont été stables durant des milliers d’années depuis leur apparition au Néolithique. La coévolution entre les sociétés humaines et les moutons ou les vaches est originellement permise par un intérêt partagé : c’est « un pacte collectif qui se transmet de génération en génération »10, aussi bien pour les humains que pour les animaux. Dans cette association durable, les animaux d’élevage entretiennent des relations diverses avec les humains, comme la coopération au travail, la domination et l’amitié. En enfermant les animaux d’élevage dans des enclos, les éleveurs deviennent contraints de les nourrir. Les animaux, perdant leur autonomie alimentaire, deviennent une charge. C’est là que s’instaure une relation de dépendance11. Enlevez le paysage, élément essentiel du pastoralisme, et vous obtenez un élevage industriel, hors-sol, où l’animal n’est plus capable de se nourrir librement. Sans paysage, plus d’évolution naturelle. Les zootechniciens jouent alors les « apprentis sorciers » en laboratoire12 en ajustant des paramètres génétiques : ils peuvent se croire capables de remplacer l’évolution. Le devenir-transhumaniste de nos bêtes d’élevage, du laboratoire à la ferme-usine, sonne le glas du pastoralisme. L’optimalité rêvée de la technologie uniformise les variétés domestiques. L’approche évolutive du livre permet de dresser une critique instruite de la métaphysique de l’amélioration. Celle-ci nie la variabilité essentielle au vivant, elle veut figer des races pures et améliorées. Ce faisant, elle s’inscrit « à rebours de l’historicité évolutive »13 : la nature ne fabrique pas du parfait, elle « bricole », comme le faisaient les éleveurs en sélectionnant leurs bêtes. C’est parce qu’elle est prompte à changer que la nature peut s’adapter à un nouvel environnement – élément décisif en contexte de bouleversement climatique.
Agir pour les liens pastoraux en voie de disparition : la conservation
Dans son article sur le peuple Diné, R. Devred explique comment « le cow-boy et la vache ont remporté la guerre des pâturages, du moins dans l’imaginaire du western »14. L’Histoire des vainqueurs occulte les civilisations du mouton qui ont uni les autochtones amérindiens et les moutons importés par les Espagnols. Ces études historiques et anthropologiques ont pour enjeu de nous débarrasser des biais utilitaristes et industriels pour comprendre réellement ce qu’est un animal domestique. Le problème : l’uniformité actuelle des « productions animales » agit comme une illusion rétrospective qui masque la diversité passée. Prendre conscience des différentes domestications via des études historiques est un prérequis pour ensuite, au second tome, promouvoir un élevage aux méthodes plurielles et ajustées en fonction des contextes.
Le sentiment de perte et d’urgence qui affecte les auteurs encourage un devoir de mémoire. Le nombre de variétés, auparavant aussi nombreuses que de régions, est aujourd’hui réduit à peau de chagrin : en ce qui concerne les vaches, la Prim Holstein et la Normande sont omniprésentes pour le lait, la Charolaise et la Limousine pour la viande. Les variétés d’animaux domestiques définissaient les traditions culinaires d’un terroir15 et l’artisanat dans lequel il se spécialisait. Promouvoir la diversité des races, c’est désirer une société moins uniforme, moins répétitive, moins globale, qui laisse sa place aux créativités locales. Pour conserver et diffuser la résilience du passé, les écologues de la conservation « archivent » la biodiversité16 : ils collectent le matériel génétique des variétés locales rares ou en voie d’extinction. En plus de constituer des réserves génétiques, les membres du Conservatoire des races d’Aquitaine réintroduisent des variétés anciennes via des troupeaux conservatoires17.
Rétablir l’Histoire de la diversité des pastoralismes rend justice à ces sociétés dont les troupeaux, et avec eux leur patrimoine culturel, ont été massacrés à des fins « d’amélioration ». L’écologie de la conservation est fondamentalement décoloniale, car la protection d’une race d’élevage ne va pas sans la protection de la culture autochtone et de l’environnement dans lequel animaux et sociétés ont coévolué18. La notion juridique de « savoirs traditionnels écologiques »18 redonne une voix à ceux qui ont été réduits au silence par des « injustices épistémiques »20, ceux dont on a méprisé les savoirs. Donner plus de poids à l’observation quotidienne des paysans pour en faire usage dans les sciences sociales21, voire en écologie de la conservation, sème les graines d’une alliance entre la science et les citoyens.
Conclusion
Les connaissances empiriques des éleveurs ont été « marginalisées par la rationalité techno-scientifique »22. Ce premier tome a su démontrer comment la zootechnie hégémonique échoue, à la fois sur le plan écologique en niant l’évolution, et sur le plan social en détruisant un métier plurimillénaire. Il prouve en théorie « le savoir-faire écologique des éleveurs, leur part active dans le modelage des races locales de petits ruminants, en [s’]appuyant sur les sciences biologiques, notamment l’écologie et la génétique »23. La sélection des éleveurs traditionnels participe au « bricolage de l’évolution »24, contrairement à la création de races modifiées en laboratoire, prétendues « pures » dans un fantasme de perfection stable.
Ce livre justifie le rejet de la zootechnie et l’appel à une réinvention radicale des pratiques pastorales actuelles. Les jeunes éleveurs qui se lancent avec passion dans le métier témoignent de la violence avec laquelle ils se heurtent, durant leur formation, au modèle productiviste25. En donnant la parole aux éleveurs non-conventionnels, le deuxième tome propose à ces jeunes de nouveaux modèles pour réinventer le pastoralisme.
Notes :
1 - Devred, p.228-233
2 - Da Silva, p. 215-217
3 - p.215
4 - Fortina et al, p.195
5 - Noisette, p.188
6 - Noisette, p.163
7 - Noisette, p.167
8 - Bertrand, p.9
9 - Bertrand, p.9
10 - Stépanoff, p.208
11 - Stépanoff, p.206
12 - Da Silva, p.31
13 - Huneman, p.102-103
14 - Devred, p.219
15 - Hall, p.145
16 - Da Silva
17 - Callède et al., p.155
18 - Nuoffer, p.257
19 - Nuoffer, p.257
20 - Keck, p.297
21 - Gonzalèz, p.81
22 - Rivière, p.120
23 - Bertrand, p.11
24 - Huneman, p.101
25 - Rodriguez, p.123