“La Cérémonie” et “La Prisonnière de Bordeaux” : Isabelle Huppert d’une époque à l’autre
Quand, à la fin de La Prisonnière de Bordeaux, Isabelle Huppert prend sa voiture et se faufile dans la nuit en tapinois après avoir accompli un forfait, c’est à une autre nuit, un autre véhicule et un autre des nombreux personnages qu’a incarnés l’actrice que l’on songe : Jeanne Marchal, la postière tempétueuse de La Cérémonie (1995), qui elle aussi quittait une maison dévastée en se glissant dans la nuit au volant de son véhicule. Si la situation n’est pas sans rapport, une différence est quand même de taille : Alma était chez elle dans la grande maison bourgeoise, dont elle s’enfuit après en avoir dérobé les objets les plus précieux.
À vrai dire, cela faisait longtemps que l’on pensait au film de Chabrol en découvrant le nouveau long de Patricia Mazuy. Il raconte aussi l’introduction dans une maison archétypalement bourgeoise d’un corps étranger, accueilli d’abord à bras ouverts et qui va progressivement abuser de la confiance de son hôtesse – en l’occurrence ici Hafsia Herzi, qui n’est pas employée de maison comme Sandrine Bonnaire, mais simplement l’invitée d’une grande bourgeoise qui s’est mis en tête de la recueillir et l’aider.
Une image qui évolue
En 30 ans donc, Isabelle Huppert est passée de l’autre côté de la barrière sociale : la prolotte véhémente de Chabrol est devenue la bourgeoise altruiste, qui (comme Jacqueline Bisset, son équivalent dans La Cérémonie) ne voit pas ce que sa simple supériorité véhicule de violence et aura la surprise de se faire dépouiller par celle qu’elle pensait lui être infiniment redevable. Dans la très belle scène où son personnage comprend que sa confiance a été trahie, il y a quelque chose d’émouvant de voir l’actrice interpréter le contrechamp d’une situation campée autrefois à la place inverse. Et c’est le privilège des grandes actrices de procurer ce type d’émotions-palimpsestes.
Mais ce n’est pas seulement la place d’Isabelle Huppert qui a bougé. C’est aussi la nature même des antagonismes. L’objet du film de Chabrol était la violence de classe et la nécessaire lutte de celles et ceux qui subissent cette violence pour la retourner contre celles et ceux qui l’administrent. La Prisonnière de Bordeaux déplace les lignes d’affrontement. Si les conflits de classe subsistent, même provisoirement adoucis par une amitié de circonstance, ce sont plutôt les conflits de genre dont le film fait son affaire.
La trahison maladroite d’Hafsia Herzi aura des vertus émancipatrices et déssillera Isabelle Huppert sur la situation d’oppression qu’elle subit – consistant à partager la peine carcérale par procuration d’un mari lâche, ingrat et peu aimant. Dans un même éclair, elle accède à une conscience de classe (cette jeune travailleuse à la chaîne issue des cités pouvait-elle vraiment être son amie ?), mais aussi à une conscience de genre (à l’intérieur de sa classe dominante, dans son couple, c’est indubitablement elle la dominée – la prisonnière). C’est la dimension la plus contemporaine du film de Patricia Mazuy : il y a désormais plusieurs luttes visibles, et elles sont intersectionnelles.
Édito initialement paru dans la newsletter Cinéma du 28 août. Pour vous abonner gratuitement aux newsletters des Inrocks, c’est ici !