Pierre Haski revient sur 100 ans de conflit israélo-palestinien et sur les nouvelles menaces qui pèsent sur le journalisme
Les Rencontres Albert-Londres rassemblent chaque année, à Vichy, des journalistes de terrain et des analystes géopolitiques, pour témoigner et apporter des clés de compréhension aux mutations qui bouleversent notre monde. Du 23 au 25 août, Pierre Haski contribuait à la 15e édition de l’événement, avec sa double casquette de journaliste géopolitique, notamment sur France Inter, et de président de l’association Reporters sans frontières.
En janvier dernier, vous avez publié le livre Une terre doublement promise : Israël-Palestine, un siècle de conflit, aux éditions Stock. Qu’est-ce qui a changé, en cent ans de guerre sur ce territoire ?
En 1929, Albert Londres témoignait dans son livre, Le juif errant est arrivé, des premiers affrontements sanglants entre juifs et arabes dans la ville d’Hébron (Cisjordanie). Là, un vieux dignitaire musulman lui disait déjà : « les Anglais ont promis un foyer national aux juifs. Regardez autour de vous, il y a déjà un foyer national. Deux foyers nationaux sur la même terre, c’est la guerre. »
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Donc ce qui a changé, c’est à la fois rien, puisque les fondamentaux du conflit restent les mêmes… Et tout. Parce que ce qui s’est passé le 7 octobre, lors de l’attentat du Hamas, a causé un traumatisme très lourd. Initialement du côté israélien, et ensuite du côté palestinien, avec ce qui se passe à Gaza et en Cisjordanie depuis dix mois maintenant.
C’est un niveau de violence qui n’avait jamais été atteint jusqu’ici ?
Les guerres les plus violentes ont été celles avec les États arabes : les guerres de 1956, de 1967, de 1973, qui ont été d’une rare violence, et où Israël a failli perdre. Mais c’était avec des États. C’était armée contre armée. Là, c’est en territoire israélien. Et sur le territoire israélien, il ne s’était jamais produit une chose pareille. C’est là qu’il y a un changement de paradigme, car pour les Israéliens, cet État, c’était un sanctuaire de sécurité.
Et du côté des Palestiniens, qu’est-ce que cet attentat du 7 octobre par le Hamas a changé ?
L’idée qu’on pouvait se passer de la paix au Moyen-Orient avec les Palestiniens. Parce que c’est ce qui s’est passé pendant vingt ans. Les Israéliens ont accrédité l’idée que c’était un conflit de basse intensité, qu’avec les Palestiniens, de temps en temps, il y aurait un petit affrontement, mais que, globalement, ce n’était pas grave. Et les pays arabes étaient en train de faire la paix entre eux, sans se soucier des Palestiniens, pensant que le problème était réglé.
Il y avait un illogisme politique de penser qu’un peuple accepterait de disparaître.
Un responsable français, que je cite dans le livre, m’a dit : « On a trop cru le narratif israélien ». Le 7 octobre a remis la question palestinienne au centre, et cette question des deux États. Il y avait un illogisme politique de penser qu’un peuple accepterait de disparaître.
Cette disparition était-elle la seule issue possible ?
Oui, soit par le retrait des Israéliens de Gaza, mais en transformant Gaza en une vaste prison, soit, comme en Cisjordanie, par le grignotage des colonies. Il y avait 130.000 colons en Cisjordanie au moment des accords d’Oslo en 93, il y en a 450.000 aujourd’hui.
Est-il encore possible d’envisager une sortie de cette crise ?
L’une des exigences pour en sortir, et on en est encore loin, c’est un renouvellement politique des deux côtés. On a l’extrême droite, d’un côté, avec Netanyahou, et les islamistes de l’autre avec le Hamas, qui ont consciemment saboté le processus de paix, à la suite des accords d’Oslo, et qui ont gagné.
Pierre Haski, (à gauche), Virginie Plaut (au centre) et Nazila Golestan, lors des rencontres Albert Londres 2024, à Vichy. Photo François-Xavier Gutton
Dans ces conflits militaires et politiques, le rôle du journaliste a-t-il évolué ?
Couvrir une guerre lorsqu’il y a des réseaux sociaux, lorsque les acteurs de la guerre participent eux-mêmes à la diffusion de l’information, avec une vision personnelle et biaisée de la réalité, a changé complètement la donne.Votre rôle est un peu différent par rapport à l’époque où vous étiez le seul témoin, en tant que journaliste. L’enjeu aujourd’hui, c’est d’être accepté comme tiers de confiance, et c’est le problème de notre époque : les gens ne font plus autant confiance aux journalistes qu’avant.
Pourquoi cette défiance ? Est-ce dû à ces afflux massifs de fausses informations, ou bien à un métier de journaliste qui est exercé différemment ?
D’abord, le journalisme n’a pas toujours rempli sa mission. Il y a cette perception du public, que le journalisme est du côté des forts contre les faibles. C’est dû, sans doute, à cette impression donnée par la concentration capitalistique des médias. Le fait qu’ils sont entre un nombre limité de mains, avec une disparition progressive des titres indépendants.
La deuxième chose, c’est une évolution sociologique : pendant très longtemps, le recrutement des journalistes s’est fait au sein d’un certain milieu social. Même si ça a changé, ça a du mal à impacter les salles de rédaction, et je pense que ce décalage de catégorie socioprofessionnelle entre les journalistes et leur public est devenu, à un moment, source de tension.
De même qu’avec les politiques ?
Ou bien sûr, comme tous les intermédiaires, et un discours populiste est arrivé à ce moment-là et a justement discrédité les intermédiaires. Ça a coïncidé avec le moment où la technologie permettait de passer au-dessus de la tête des journalistes, et des politiques, pour se parler de citoyen à citoyen, et créer des communautés, comme les Gilets jaunes.
N’est-ce pas une bonne chose, que les gens dialoguent entre eux ?
Quand les réseaux sociaux sont arrivés, j’ai fait partie de ceux qui ont salué ça comme une avancée démocratique. Le problème, c'est que cela a été dévoyé par des groupes d’intérêt, par les complotistes, par les manipulations, et que c’est devenu aujourd’hui un lieu d’affrontement, et non plus un lieu d’information.Et l’intelligence artificielle rajoute une couche hallucinante à ça, parce qu’il y a encore quelques années, on pouvait dire « on a l’enregistrement, c’est donc la preuve que tel événement a bien eu lieu. »
On a toujours une guerre de retard par rapport à la désinformation, à la manipulation, ou à la bêtise.
Aujourd’hui, le commun des mortels n’a pas les moyens de s’assurer lui-même – en tout cas ça demande un pas qu’il ne fait pas – que la vidéo n’a pas été trafiquée. Donc on a toujours une guerre de retard par rapport à la désinformation, à la manipulation, ou à la bêtise.
Comment rétablir cette confiance entre les médias et leurs lecteurs ?
Le journalisme reste un métier basé sur la vérification de l’information, la validation d’un certain nombre de choses, des règles déontologiques… Je pense que le journalisme se sauvera, et que d’une certaine manière la démocratie aussi, si nous arrivons à convaincre la majorité absolue de la population que nous respectons ces règles, et qu’elles sont dans l’intérêt de la collectivité.
C’est le nouveau cheval de bataille de l’ONG Reporters sans frontières ?
Les menaces à la liberté de la presse ne sont plus uniquement celles d’un dictateur qui va faire mettre en prison un journaliste. Ça existe toujours, hélas, et c’est même très répandu. Aujourd’hui la liberté de la presse est aussi menacée par les enjeux économiques autour des médias, par les plateformes technologiques qui se révèlent irresponsables, les réseaux sociaux qui peuvent être utilisés par des groupes d’influence… RSF est une ONG qui s’est complètement renouvelée en dix ans, pour faire face à ces nouvelles menaces.
Propos recueillis par Sandrine Gras