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Август
2024

L’écologie révolutionnaire au prisme des classes sociales

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Jean-Baptiste Comby est sociologue, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas. Il publie en 2015 un livre intitulé La question climatique. Genèse et dépolitisation d’un problème publique, dans lequel il démontre comment, dans les années 2000, en France, le changement climatique a été construit, dans les médias généralistes, de façon conformiste et individualisante. La problématique a été dépolitisée. Le succès de la rhétorique « écocitoyenne » a alors permis le maintien de l’ordre social capitaliste. Le livre Ecolos, mais pas trop… Les classes sociales face à l’enjeu environnemental, présente un prolongement de ces réflexions dans un format qui respecte les codes de la sociologie académique mais qui se veut plus accessible, de par, notamment, son format plus petit et plus court. Une accessibilité qui se retrouve dès le préambule où il signale, par un code QR, le lien pour sa conférence gesticulée avec le conférencier Anthony Pouliquen en complément du présent ouvrage1. Il amène ici, avec conviction, rigueur et clarté, à s’interroger sur une des grandes questions actuelles : quels sont « les obstacles à une écologisation du monde social ? »

Malgré une actualité politique importante depuis le milieu des années 2010, il n’y a pas de transformation sociale à la hauteur des enjeux environnementaux. En ce sens, le postulat de Comby appel à s’appuyer sur un des éléments de base de la sociologie : les classes sociales. Dans l’héritage de La distinction de Pierre Bourdieu, les classes sociales ne sont « plus seulement définie[s] par les positions occupées dans les rapports de production » comme le voudrait le marxisme, mais par la dotation en capitaux, principalement culturels et économiques, qui définissent « la position occupée dans l’espace social ». Ainsi, dans une démarche critique et appuyée sur des enquêtes de terrain, il étudie les différentes « conditions écologiques des classes sociales »2.

L’écologie réformatrice est une impasse

Il existe différentes écologies, à comprendre comme type d’« écologisation des modes de vie », que le sociologue évoque à la manière d’un spectre. Il y aurait, d’un côté, « l’écologie dominante », c’est-à-dire l’écologie officielle, formulée notamment par les termes de « développement durable » et de « capitalisme vert ». L’auteur la qualifie d’« écologie réformatrice ». Elle correspond aux « petits gestes » qui verdissent le quotidien – zéro déchet, avantages fiscaux sur les rénovations, déplacements à vélo électrique, etc. – et ne remettent jamais en question les moyens de production capitalistes. Cette écologie promue et surtout adoptée par les classes dominantes permet alors de maintenir leur mode de vie polluant tout en bénéficiant des profits symboliques reposant sur leurs valeurs morales. Comby nomme ce phénomène dans son premier ouvrage « le paradoxe social de l’écocitoyenneté ».

De l’autre côté du spectre se trouve « l’écologie non capitaliste ». C’est l’écologie des alternatives, qui explore et ainsi « préfigure » des modes de vie en dehors des institutions dominantes actuelles, et qui se trouve à la marge. Elle est souvent critiquée par les premiers comme dogmatique et excessive. Mais qu'y a-t-il entre ces deux écologies ? Loin d’une lecture binaire, le livre nous fait, de chapitre en chapitre, parcourir l’échelle sociale pour se rendre compte des fractions internes qui régissent les classes. L’espace de variation s’étend de la bourgeoisie économique à la bourgeoisie culturelle, en passant par la petite bourgeoisie économique, puis culturelle, pour finir par les classes populaires stabilisées et précarisées.

L’écologie réformatrice, puisqu’elle provient des classes dominantes, devient un outil de distinction dont se saisissent toutes les classes sociales. En effet, dans chaque strate, une part importante des individus adhère à cette écologie « de bon sens » dans laquelle chacun « fait sa part ». Cette distinction repose sur la mise en valeur d’un « équilibre » à adopter. Il faut être, en somme, « écolos, mais pas trop ! » car pour ceux et celles qui adopteraient des modes de vie écologiques considérés comme « extrêmes », cela devient un motif de discrédit. Le problème est que cette écologie légitime est simplement « insoutenable ». Elle ne convient ni à la réalité des enjeux environnementaux, ni à celle des enjeux sociaux puisqu’elle n’entraîne aucune transformation. Elle s’avère même contreproductive en creusant davantage les inégalités sociales. C’est ainsi que pour passer d’une borne du spectre à l’autre, Comby en appelle à une « écologie révolutionnaire ». Mais qui en seraient les acteurs ?

L’alliance de la petite bourgeoisie culturelle et des classes populaires

Face à cette écologie dominante, y aurait-il une « écologie populaire » ? Mais à quoi correspond-elle ? Il semblerait qu’il n’y ait pas un seul et unique rapport à l’écologie au sein des classes populaires alors fragmentées. Un des premiers rapports à l’écologie est celui des inégalités environnementales, souvent invisibilisées. En effet, les classes populaires subissent différentes formes d’injustice : elles sont les premières exposées aux conséquences des bouleversements environnementaux, alors qu’elles en sont les moins responsables et qu’elles n’ont pas leur voix au chapitre quant aux décisions politiques sur le sujet.

À partir de ces inégalités, différentes prises en charge de l’écologie sont possibles en fonction de la variation des capitaux économiques et culturels. Pour une partie des membres des classes populaires, l’écologie peut consister à adhérer à la morale dominante en tâchant de mettre en place les fameux petits gestes – aussi considérés comme de possibles économies budgétaires. L’argument financier justifie une écologie importante de la « débrouille », basée sur l’autoproduction et la réparation qui font partie des habitudes. A contrario, on observe un rejet des problématiques environnementales de la part des fractions les plus précarisées et de celles connaissant une ascension sociale du fait de leur volonté de s’approcher du modèle de la bourgeoisie.

Les classes populaires sont surtout caractérisées par leur « réalisme modeste » qui reconnaît « l’inertie du style de vie et un sens moral fondé sur la conscience d’une faible responsabilité ». C’est ce réalisme modeste qui, selon le sociologue, permettrait « d’amorcer une critique de l’écologie bourgeoise » et une conscience de classe reposant sur un désir de respectabilité. Il parle ainsi de politiser et généraliser les luttes pour la « justice environnementale »3. Si l’écologie fragmente la classe populaire, elle floute aussi les frontières entre fractions de classes, particulièrement avec la petite bourgeoisie culturelle. Cette dernière, plus encline à des « socialisations politiques » et proche des écologies non capitalistes, devra quitter les repères de l’écologie dominante pour écouter les classes populaires. Leur réunion permettrait l’avènement de l’« écologie transformatrice » ou « révolutionnaire ».

Repolitiser les sciences sociales

La réunion et la politisation des classes populaires et de la petite bourgeoisie culturelle font partie de plusieurs « pistes » proposées pour parvenir à l’écologie révolutionnaire. Ces propositions tiennent une place importante dans le livre et représentent une forme de plaidoyer pour les sciences sociales. Elles n’ont pas pour autant à créer des programmes politiques. Selon Comby, les sciences sociales doivent « aider à comprendre » et devenir un véritable outil pour « combattre les obstacles sociaux sur lesquels l’écologie » bloque. Il parle même d’une « responsabilité environnementale des sciences sociales ». Elles sont alors tenues d’enquêter et de diffuser largement leurs résultats, particulièrement sur le présent sujet, où il s’agirait de démontrer la capacité d’agir par l’ordre social en faveur des problématiques environnementales. Il faut se détacher des croyances pour les conversions individuelles. Par ailleurs, la présence importante des scientifiques dans le débat public sur ces questions depuis de nombreuses années ne valorise que les sciences dites « dures », souvent représentées par des institutions constituées d’experts, comme le GIEC ou l’IPBES. Le sociologue appelle à une plus grande place à accorder aux sciences sociales pour répondre à un problème qui est, avant tout… social. Il cite d’ailleurs les nombreuses publications actuelles sur le sujet.

Dans cette optique de politisation des sciences sociales, Comby propose des pistes de réflexion concrètes pour mettre en œuvre une écologie révolutionnaire. Trois grands points se dessinent. D’abord, il s’agit de redonner du pouvoir aux classes populaires à travers la question écologique, afin qu’elles deviennent, comme dit plus haut, « le moteur d’une reconfiguration des alliances de classe ». Ensuite, il propose de lutter contre les valeurs capitalistes telles que la concurrence entre les individus et, de façon plus large, contre toutes les formes de domination, car l’écologie révolutionnaire doit être intersectionnelle4. Enfin, il est question de changer le fonctionnement des institutions aux fondements de notre société : les associations, l’enseignement supérieur et la recherche, l’école et le travail, pour que le tout porte de nouvelles valeurs écologiques. Dans un contexte éditorial mettant en avant les principes de transformations sociales par le pouvoir des idées et des récits, il s’agit de questionner les modes de vie dans leur ensemble, pour une vision plus juste et pragmatique de l’état de nos sociétés occidentales.

En conclusion, ce petit livre de Jean-Baptiste Comby, amène de l’espoir et redonne du pouvoir, en renouant avec l’idée fondatrice des Éditions Raisons d’Agir, « la volonté militante de fournir des éléments de réflexion nécessaires à l’action politique dans une démocratie »5.


Notes :
1 - La conférence intitulée « L’écologie sans lutte des classes, c’est du gaspillage » est disponible ici : https://www.youtube.com/watch?v=cpAY24KcGqw
2 - Nous éviterons ici la confusion avec la « classe écologique » telle que pensée par Bruno Latour et Nikolaj Schultz dans Mémo sur la nouvelle classe écologique, Les Empêcheurs de Penser en Rond, Paris, 2022. Les auteurs ne se réfèrent plus à l’héritage marxiste et penchent plutôt pour une « lutte des classements » où la classe écologique « prend en charge la question de l’habitabilité ».
3 - une notion développée à l’origine aux États-Unis dans les années 1970
4 - L’intersectionnalité est un concept créé en 1989 par la juriste et universitaire Kimberlé Crenshaw pour permettre de penser les dominations croisées de genre, de classe et ethnoraciales.
5 - Voir la présentation de la maison sur son site : https://www.raisonsdagir-editions.org/contact/