Crise chez Stellantis : "La soutenabilité du système Tavares ne va pas de soi"
Les nuages s’amoncellent dans le ciel de Stellantis. Le géant franco-italo-américain, issu de la fusion entre les groupes Fiat-Chrysler Automobiles (FCA) et Peugeot-Citroën (PSA), est rattrapé par le vaste scandale des airbags défectueux de Takata, fournisseur japonais disparu avec pertes et fracas en 2017. Dans le même temps, l’entreprise dirigée par Carlos Tavares doit gérer les difficultés autour de son moteur à essence PureTech, qui présenterait des problèmes récurrents susceptibles de provoquer jusqu'à sa rupture. Son chiffre d’affaires et son bénéfice net, respectivement en baisse de 14 % et de 48 % au premier semestre par rapport à la même période en 2023, lui ont valu d’être sévèrement sanctionné en Bourse. Face à l’atonie de ses ventes aux Etats-Unis, le constructeur a décidé de supprimer plusieurs milliers d’emplois dans une de ses usines à proximité de Detroit, dans le Michigan.
Pour Bernard Jullien, maître de conférences à l’université de Bordeaux, la situation interroge sur la "soutenabilité à long terme du système Tavares". Ce spécialiste de l’industrie automobile voit des similitudes entre les arbitrages pris par l’avionneur américain Boeing, où la philosophie de l’ancien PDG star de General Electric, Jack Welch, avait largement infusé, et le "traitement d’extraordinaire vigilance contre tout surcoût évitable" appliqué à l’ensemble de la chaîne de valeur de l’automobile par Stellantis "afin de satisfaire les actionnaires".
L’Express : Le constructeur automobile franco-italo-américain Stellantis se trouve coup sur coup au cœur de plusieurs crises, dont les plus graves sont celles des airbags défectueux de Takata et du moteur à essence PureTech. Ont-elles, selon vous, des racines communes, ou s’agit-il d’une conjonction d’événements malheureux ?
Bernard Jullien : Ce qui est clair, c’est que dans le prolongement du lean production [NDLR : une méthode de gestion "au plus juste"], a émergé l’idée selon laquelle il ne fallait pas hésiter à rogner sur les coûts jusqu’à l’os pour maximiser sa performance. Mais lorsque le risque se révèle, la situation devient très délicate à gérer. Dans le cas des airbags de Takata, les décisions semblent avoir été prises par Stellantis sur des bases assez fragiles. Le groupe n’a pas pris les sécurités nécessaires lors du choix du fournisseur, ni suffisamment bien géré les opérations de rappel une fois le problème révélé. Le cas des PureTech est similaire. PSA voulait, comme tous les autres constructeurs, des moteurs à essence aux performances se rapprochant de celles du diesel et a pris des petits moteurs qu’il a boostés. Or, cela engendre mécaniquement des risques de défaillance plus élevés puisque ces petites cylindrées doivent tourner plus vite pour répondre aux besoins du véhicule.
A chaque fois, il s’agit d’aller vite. Les prises de risques se multiplient, les campagnes de rappel aussi. Il serait opportun, dans un tel contexte, de disposer d’un peu de marge pour faire face à des aléas. Or, s’il est impossible d’imputer les choix des airbags Takata et du moteur PureTech à Carlos Tavares, puisqu’ils ont été faits avant son arrivée chez PSA en 2014, les décisions prises depuis, ce comportement assumé visant à atteindre les limites du système, ont contribué à fragiliser encore l’édifice Stellantis. Ce traitement d’extraordinaire vigilance contre tout surcoût évitable, ou de pingrerie, à l’œuvre chez Stellantis et qui s’applique aux salariés, aux fournisseurs et aux distributeurs afin de satisfaire les actionnaires, ressemble singulièrement à des arbitrages à la Boeing.
En quoi le cas de Stellantis est-il susceptible de se rapprocher de celui de l’avionneur américain, dont les graves problèmes de sécurité et de qualité ont été révélés par deux accidents mortels en 2018 et 2019 ?
La fusion entre PSA et Fiat-Chrysler Automobiles a, semble-t-il, été conditionnée par l’acceptation d’un pacte d’actionnaires extrêmement dur, à l’image de celui que l’ex-PDG de Fiat, Sergio Marchionne, avait passé avec la famille Agnelli [NDLR : les héritiers du fondateur de Fiat, dont le petit-fils John Elkann est président de Stellantis]. Carlos Tavares a accepté de les rémunérer généreusement si on le laissait bâtir le groupe dont il rêvait. Ce qui explique qu’il en soit venu à adopter la philosophie de Sergio Marchionne. Pour ce dernier, l’automobile devait rejoindre les standards de profitabilité des autres industries. Les dépenses en R & D [NDRL : recherche et développement] y étaient excessives à ses yeux et il jugeait que c’était une faiblesse coupable de ne pas réaliser toutes les économies possibles. Cela a conduit les ingénieries de FCA à tomber dans un état d’assez grande déshérence avant la fusion.
La forte insoutenabilité dans la manière dont FCA fonctionnait ressemblait beaucoup à celle de Boeing : les marques américaines Chrysler ou Dodge étaient exsangues, car on ne dépensait rien pour elles. Fiat n’avait plus guère que la 500 à son catalogue. Sur l’électrification, FCA était démuni. Stellantis a réglé une partie du problème car il existait de très beaux restes chez Peugeot. Mais depuis, Carlos Tavares ne cesse de dire que les ingénieries coûtent trop cher en Europe, que celles aux Etats-Unis font mieux avec moins. Ma crainte, c’est qu’ils ne parviennent plus à proposer des produits au niveau de qualité attendu. La baisse des dépenses de R & D par voiture devient inquiétante, la mise en commun entre les marques va très loin, à tel point que l’on se demande si l’on distinguera les modèles d’une marque à l’autre. La soutenabilité à long terme du système Tavares ne va pas de soi.
Le remplacement progressif des ingénieurs par des profils financiers dans les instances dirigeantes de Boeing est présenté comme l’une des raisons à l’origine des dérives au sein de l’entreprise. C’est là une différence majeure avec Stellantis, puisque Carlos Tavares est lui-même ingénieur…
Ce que je perçois de la situation, c’est que Carlos Tavares a longtemps été un ingénieur soucieux de la performance technique et industrielle. A son arrivée chez PSA, il a introduit la culture économique et le management de projets qu’il connaissait de son expérience chez Renault pour assurer la survie de l’entreprise. C’était, me semble-t-il, très adapté aux problèmes du PSA d’alors. La contrepartie à la création de ce très grand groupe dont il rêvait qu’est Stellantis, a consisté en cet accord avec les actionnaires, qui conditionnaient la fusion entre PSA et FCA à l’atteinte de résultats financiers qui le contraignent très lourdement. C’est ainsi qu’il a peu à peu dérivé vers la religion de Sergio Marchionne.
Je ne suis pas certain que l’idée selon laquelle il n’y a de la performance que dans la fragilisation, que cette philosophie à mi-chemin entre Jack Welch et Charles Darwin, soit la recette managériale adaptée à l’automobile. Le cas de Toyota, dont les pratiques d’achat mettent par exemple peu en concurrence les fournisseurs, a plutôt tendance à démontrer que le fait de travailler ensemble est au moins aussi porteur de performance que la mise en concurrence systématique. On l’a vu chez Boeing, le raisonnement fonctionne à court terme. Mais sur une série de X avions ou voitures, il n’est pas certain que la somme des coûts et des bénéfices soit favorable.
Les résultats de Stellantis, tant sur les ventes que les marges, ont pourtant été jusqu’à présent exceptionnels…
La parenthèse enchantée associée au Covid et à la crise de semi-conducteurs a effectivement masqué le problème, mais le retour à la normale que vit l’industrie automobile en Europe cette année fait très mal au mythe Stellantis. La stratégie de "pricing power" [NDLR : la capacité à augmenter les prix sans perdre de clients] devient beaucoup plus difficile à tenir dans la durée. La chute de la profitabilité que connaît actuellement le groupe concernera très vraisemblablement dans les temps à venir les autres constructeurs. Tous vont souffrir. Ce devrait être l’occasion de se demander quel est le niveau normal de profit dans le secteur sachant que le système automobile dans son ensemble reste très tendu, avec des contraintes techniques et réglementaires fortes et des marges faibles. Il faudrait sans doute assumer de promettre moins pour éviter de faire des bêtises, surtout en période de transition.
C’est-à-dire ?
Dans une phase de transition entre le thermique et l’électrique comme celle que traverse l’industrie automobile, il n’est pas logique de promettre aux actionnaires des dividendes élevés. De fait, quand l’Union européenne a fait ses annonces sur l’électrification du parc automobile, les avertissements sur résultats se sont multipliés chez les constructeurs. Et puis, le Covid est venu ouvrir cette parenthèse dorée où l’on a oublié cette réalité alors qu’il était évident qu’il y aurait un moment où le caractère structurellement surcapacitaire de l’automobile allait réapparaître. Mais la croyance en la capacité d’avoir durablement un "pricing power" a été étonnamment puissante.
D’autres constructeurs peuvent-ils rencontrer les mêmes difficultés que Stellantis ?
Tous les constructeurs sont pris par l’urgence de l’interdiction des moteurs thermiques en Europe en 2035. Et dans beaucoup de cas, se pose la question de la soutenabilité des choix industriels. Ainsi, ni Stellantis ni Renault n’ont redéployé leur ingénierie sur des petites voitures électriques compétitives alors qu’ils étaient de loin les mieux placés dans le paysage automobile européen pour développer de tels produits, sachant que c’est ce type de véhicule que le marché appelle de ses vœux.
Stellantis se retrouve maintenant à aller chercher une solution sur étagère par le biais de son partenariat avec le chinois Leapmotor, ce qui pose problème pour sa compétitivité à long terme. Renault souhaitait nouer un projet de conception d’une citadine électrique avec Volkswagen. Face à son refus, il veut aussi mobiliser "l’écosystème chinois". Ce n’est pas neutre non plus.
Idem sur le plan des batteries : tous les constructeurs ont pris conscience de l’erreur d’avoir misé sur la technologie NMC et se dirigent maintenant vers le LFP, mais, dans l’urgence, ils le font en se précipitant sur le premier fournisseur chinois ou coréen venu ! Le temps de l’industrie en transition n’est pas ou ne devrait pas être celui des marchés financiers. Mais il arrive trop souvent que les choix industriels et commerciaux de long terme soient obérés par la volonté systématique de faire vite et peu cher.
Stellantis compte supprimer quasiment 2 500 postes dans une de ses usines aux Etats-Unis, alors que ses ventes chutent dans le pays. Faut-il craindre d’autres suppressions massives au sein de l’entreprise, y compris en Europe ?
Il existe des surcapacités importantes en Europe et elles ne se résorberont vraisemblablement pas. Le marché automobile pourrait ne jamais retrouver ses niveaux de 2019 et les concurrents chinois arrivent. Le grand nettoyage que l’on observe déjà chez les équipementiers va atteindre les constructeurs. Il se traduira au mieux par des transformations de sites, comme celle de l’usine de Renault à Flins, au pire par des fermetures, si un choc sur la demande apparaît.
Dans le cas de Stellantis, il était assez clair que la promesse de ne sacrifier ni marques, ni usines, faite lorsque Stellantis est né, n’engageait que ceux qui voulaient y croire. Beaucoup de marques au sein du groupe, qu’il s’agisse de Lancia, Alfa Romeo, DS et même Citroën, restent très fragiles. Le retour à la normale que subit Stellantis pourrait impliquer une remise en cause de cette promesse.