Javier Corrales : "Au Venezuela, les principes de la gauche sont violés depuis des années"
Cinq ans après une réélection déjà contestée, le président vénézuélien Nicolas Maduro s’est déclaré vainqueur du scrutin du 28 juillet, sans rendre public le décompte des voix. En face, l’opposition, appuyée par de nombreux pays démocratiques, revendique la victoire de son candidat Edmundo Gonzalez Urrutia, avec 67 % des voix.
Javier Corrales, professeur de sciences politiques au Amherst College (Massachusetts) et auteur de deux ouvrages références en la matière (Autocracy rising et Dragon in The Tropics) explique à L’Express comment ce régime "semi-autocratique" a dérivé vers une autocratie complète, et s’étonne de la complaisance dont il a pu bénéficier au sein de la gauche européenne. Lucide, l’universitaire avait, dès 2013, averti dans la revue Foreign Policy que Maduro héritait de "l’une des économies les plus dysfonctionnelles du continent américain". L’avenir lui a largement donné raison. Entretien.
L’Express : Comme après sa victoire contestée lors de la présidentielle de 2018, malgré la pression diplomatique et de l’opposition, Nicolas Maduro semble indéboulonnable. Comment a-t-il verrouillé le pouvoir ?
Javier Corrales : A la mort de Chavez, Maduro a hérité d’un appareil institutionnel taillé sur mesure. A commencer par un parti électoralement dominant, le Parti socialiste unifié du Venezuela (PSUV), fondamentalement loyal à son chef, et contrôlant toutes les branches de l’Etat : du Conseil électoral à la Cour suprême, en passant par la compagnie pétrolière nationale. Le PSUV, qui contrôlait le Parlement jusqu’en 2015, a donc pu faire passer toutes sortes de lois favorables à Maduro. Même quand l’opposition a pris l’avantage au Parlement, Maduro a pu compter sur la Cour suprême pour bloquer les lois votées, et sur une assemblée constituante parallèle, entièrement composée de chavistes, qui a vidé le Parlement de son pouvoir. Mais Maduro a aussi apporté des innovations.
C’est-à-dire ?
Peu après la mort de Chavez, le PSUV a commencé à perdre en popularité face à l’opposition. Dans un tel scénario, un leader a deux options : tenter de rivaliser ou réprimer. Maduro a choisi la seconde option. C’est là que le régime semi-autocratique du Venezuela a commencé à dériver vers une autocratie complète, via le remodelage d’organes traditionnels du pouvoir et la création d’institutions parallèles coercitives garantissant à Maduro de ne plus avoir à se soucier de la concurrence. Et il s’est assuré de leur loyauté en offrant une forme d’indemnisation : l’armée a acquis des fonctions commerciales, les conseils politiques locaux sont devenus des réseaux de distribution alimentaires, même les groupes criminels ont commencé à occuper des fonctions au sein de l’appareil étatique. Le régime de Maduro est l’équivalent d’un match permanent dans lequel les arbitres sont achetés.
Immédiatement après les résultats des élections, Maduro a reçu le soutien des gouvernements chinois, russe et iraniens… Peuvent-ils avoir un impact sur son maintien au pouvoir ?
C’est déjà le cas depuis plusieurs années ! Maduro s’est maintenu au pouvoir non seulement grâce à sa capacité à contrôler les arbitres et les bras coercitifs de l’Etat, mais aussi grâce à une large collection d’alliés transnationaux. Cuba a fourni d’importants services de renseignements, la Russie, une aide militaire et financière considérable, et l’Iran a fortement collaboré avec le Venezuela pour mettre au point des stratagèmes en vue d’échapper aux sanctions, notamment sur le pétrole. La Turquie, quant à elle, s’est impliquée sur le plan de la contrebande de drogues et de produits miniers (or, métaux).
De plus, il faut savoir que le Venezuela est l’un des rares pays d’Amérique latine où la Drug Enforcement Administration américaine n’opère pas. Depuis Chavez, le régime a donc permis aux organisations criminelles transnationales d’opérer sans avoir à s’inquiéter de l’implication des Etats-Unis. Cela étant dit, si les alliés de Maduro ont probablement été un facteur dans son maintien à la tête du pays et son virage autoritaire, ils n’en sont certainement pas la cause. Tout comme il est peu probable que leur soutien actuel soit un facteur déterminant dans ses décisions futures.
L’opposition peut-elle faire le poids face au système que vous décrivez ?
L’opposition est loin d’avoir été vaincue par ce scrutin. Au contraire, dans un contexte de recul démocratique, j’y vois l’un des exemples les plus impressionnants de mouvement capable de s’affirmer face à l’autoritarisme : le régime de Maduro a construit une véritable muraille d’obstacles pour affaiblir la concurrence, en promouvant ce que l’on pourrait appeler des "faux" candidats de l’opposition (pour éparpiller son électorat) et en créant des règles afin de décourager la concurrence et faire grimper l’abstentionnisme.
En préférant la répression à la compétition, Maduro a tué le chavisme
Sans parler d’intimidations voire de menaces (si vous votez "mal", vous n’aurez plus droit à certains services d’Etat) pour pousser les citoyens à voter pour le régime en place. Malgré cela, les candidats de l’opposition, à l’instar de Maria Corina Machado, ont bravé les obstacles juridiques et financiers pour servir la cause de l’opposition. Et ça a payé : un grand nombre de Vénézuéliens se sont ralliés à la candidature au pied levé d’Edmundo Gonzalez Urrutia. Ils sont allés plus loin en mettant au point un plan ingénieux pour que des témoins soient présents dans les centres de vote, scannent les résultats dans des bases de données en ligne sécurisées le soir de l’élection, travaillent avec des programmeurs informatiques pour sécuriser les données et offrent ainsi la preuve de leur victoire.
Certes, mais Maduro occupe toujours le bureau présidentiel…
Oui. Mais il est affaibli et ça ne va pas aller en s’arrangeant. En préférant la répression à la compétition, Maduro a tué le chavisme. Pour emprunter au registre du marketing : qui dit refus de la concurrence dit absence de mise à jour de la marque (pas besoin, puisqu’il n’y a pas d’adversaire à dépasser). Ainsi, le régime fonctionne depuis plus d’une décennie avec le même leader, la même rhétorique, presque le même produit. Il subit donc les mêmes effets que toute marque qui se place hors de la concurrence : perte de pertinence pour les électeurs face à l’évolution du marché, érosion de son image…
Le vrai visage de Maduro, celui d’un tyran, a été totalement démasqué. Il est au pied du mur. Sa seule option pour s’accrocher au pouvoir est de réprimer encore plus fort.
Le Venezuela a-t-il une chance de suivre le modèle de démocraties comme la Colombie ou l’Equateur ?
Je suis optimiste. Lors de la troisième vague démocratique, des années 1970 à 1990, des pays comme l’Espagne, le Portugal, le Chili ou l’Argentine ont connu des transformations remarquables. Il a souvent fallu une grave crise économique et autoritaire, une expérience où l’Etat de droit a laissé la place à l’arbitraire et l’anarchie, pour convaincre les acteurs politiques qu’ils devaient se tourner vers un système de règles qui oblige les dirigeants à rendre des comptes, c’est-à-dire la démocratie. C’est ce qui se passe actuellement au Venezuela.
Par le passé, le régime chaviste a reçu le soutien de dirigeants de gauche européens, tels Jean-Luc Mélenchon ou Jeremy Corbyn. En France, plusieurs partis de gauche ont appelé à un audit du vote dans un communiqué non signé par la France insoumise de Jean-Luc Mélenchon, ni par le Parti communiste…
Chavez a forgé sa réputation d’homme de gauche (et sa popularité) sur la défense du distributionnisme et de l’anti-impérialisme. Mais dès le début, c’est allé de pair avec des violations du pluralisme et des droits humains. Les aspects négatifs ont donc toujours été flagrants. Un idéal politique ne justifie jamais de bafouer l’Etat de droit et le respect du pluralisme.
Au passage, la plupart des principes que la gauche soutient sont activement violés au Venezuela depuis des années. Le régime de Maduro entretient des liens incroyablement capitalistes avec les puissances impériales, pratique l’exploitation des travailleurs, est étroitement lié aux mafias organisées… De même qu’il se dit anti-américain tout en entretenant des relations très lucratives avec les compagnies pétrolières américaines. Sans oublier qu’il devient de plus en plus conservateur sur le plan social, réprimant notamment les droits reproductifs et LGBT.