JO Paris 2024 : les raisons de l'hégémonie kenyane sur les courses de fond
Dans quel cadre s’est effectué votre travail sur la domination des athlètes kényans sur le demi-fond ?
Via mon parcours Staps (sciences et techniques des activités physiques et sportives, NDLR). C’était une initiative personnelle, un travail de recherche que j’avais dû rendre dans le cadre de mon parcours.
Quels étaient vos présupposés ?
Mon travail, une revue de littérature, portait avant tout sur des données biomécaniques et physiologiques. J’étais plus jeune et j’avais moins de bouteille à ce niveau-là (en plus de ses fonctions fédérales, il est second entraîneur du groupe de demi-fond de l’Insep, où se trouve notamment Jimmy Gressier). Cela portait sur beaucoup de croyances sur des avantages génétiques et environnementaux via l’altitude.François Chiron, ici avec l'athlète Luc Le Baron.
Ont-ils été confortés par votre travail ?
Je partais avec un raisonnement plutôt physiologique et biomécanique et les éléments de réponse que j’ai pu trouver, notamment dans Running : les secrets de l’entraînement kényan (*), sont davantage psycho-culturels et sociaux.
Une fois qu’ils ont gagné suffisamment d’argent pour vivre, ils n’ont plus besoin de courir.
Est-ce lié à l’altitude et au niveau de vie ?
Pour l’altitude, non, ce n’est pas ça. Certains peuples vivent même parfois plus haut, au Pérou ou en Bolivie notamment. Et ce n’est pas pour autant qu’ils sont aussi performants que les coureurs kényans ou éthiopiens. Pour quelqu’un étant né là-bas, il semblerait qu’il n’y ait pas d’avantage à y vivre. C’est pareil, toutes les études liées au domaine génétique n’ont pas du tout été concluantes. Le seul élément de réponse physique est biomécanique. On a pu retrouver dans la population des Hauts plateaux une longueur de tendon d’Achille légèrement plus grande, ce qui explique potentiellement une certaine économie de course, avec des mollets plus courts. C’est un petit peu valable pour le demi-fond, mais surtout les épreuves de fond, le 5.000 m, le 10.000 m et le marathon.
Avec un tendon plus long et des mollets plus courts, il y a moins de sollicitations musculaires ?
Exactement. Quand le mollet est au milieu entre le tendon et le genou, c’est assez coûteux en énergie de le transporter. S’il est attaché en haut, avec la vitesse, il y a une force de réaction avec la poulaine (la trajectoire du pied par rapport à la hanche) arrière qui entraîne une certaine économie de course. Et puis le fait d’avoir une longueur de tendon plus importante entraîne davantage d’élasticité et de raideur tendineuse. Du coup, c’est moins le mollet qui travaille et plus le tendon. Tout ça est à prendre avec des pincettes, parce que ce n’est pas mon domaine d’expertise, mais c’est ce que j’ai retenu de ces études.
Vous évoquiez l’aspect culturel. Pouvez-vous détailler ?
C’est surtout psycho-social, culturel. Là-bas, la fameuse phrase “courir ou mourir” prend tout son sens. En France, l’athlétisme est un loisir ou, au mieux, une profession. Là-bas, c’est un moyen de gagner de l’argent et de survivre. Lors des fartlecks kényans (un entraînement fractionné, à base de vite-lent-vite, NDLR), il y a plus de 200 coureurs. C’est d’une densité monstre. Et pour les coureurs, c’est un moyen de vivre et de faire vivre ses proches. En France, courir n’est pas vital. Ça n’a donc pas du tout le même degré d’importance. On entend souvent dire : « Les Kényans s’entraînent trop, sont souvent cassés et arrêtent tôt leur carrière ». En fait, en allant là-bas, on s’est rendu compte que c’était faux. Ceux qui arrivent à perfer, notamment sur la route, avec les grands marathons, remportent un prize money de plusieurs dizaines de milliers d’euros. Ça leur permet de subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille pour le reste de leur vie. Une fois qu’ils ont assez d’argent pour s’acheter une ferme et de quoi vivre, ils n’ont plus besoin de courir. Donc ils arrêtent. Ils n’ont pas le même rapport que nous à la course à pied.
Existe-t-il d’autres facteurs ?
Les moyens de locomotion sont bien moins développés qu’en France ou dans le monde occidental. Pour y être allé, sur place, on voit des gamins qui parcourent des dizaines de kilomètres tous les jours. Je me rappelle d’une scène où je courais avec mes baskets et où un gamin pieds nus et avec son cartable allait aussi vite que moi. Ce sont des petites claques. Ce n’est pas pour parler de mon expérience, mais pour montrer que dans les Hauts plateaux, le principal moyen de locomotion est la marche. Cela leur permet d’avoir un métabolisme de base, des capacités d’endurance fondamentale très développées depuis leur plus jeune âge. Et c’est lié au fait qu’ils se déplacent en marchant et en courant.
Dans vos conclusions, il n’y a pas grand-chose de transposable aux coureurs français ?
Je connais moins la culture éthiopienne, mais qui doit être similaire, et effectivement, il n’y a pas grand-chose de transposable. On a un tel niveau de richesse dans les pays occidentaux qu’on ne pourra pas faire du copier-coller, c’est évident. Il y a toutefois une chose sur laquelle on peut s’inspirer d’eux : l’activité physique. Le niveau moyen de la population en France est horrible. Au collège ou au lycée, pour faire un 1.000 m, on demande 3’20’’ pour avoir la note de 20, c’est 18 km/h. Avant, c’était 2’40’’. On a perdu 40 secondes. En saut en hauteur, avant c’était 1,90 m, maintenant il me semble que c’est 1,50 m. Ce sont des choses toutes bêtes, mais on demande des niveaux ridicules. Ça montre bien que les gens sont beaucoup plus sédentaires. Le taux d’obésité a augmenté, les activités extrascolaires sont moins physiques, on se déplace moins à vélo et en marchant qu’il y a plusieurs dizaines d’années. Sans parler uniquement de performance, l’indice de santé a fortement baissé.
(*) Running : les secrets de l’entraînement kényan, par Jérôme Sordello et Bouabdellah Tahri, aux éditions Amphora, 2017.
Propos recueillis par Ludovic Aurégan