Comment l'Asie du Sud-Est attire les capitaux étrangers... au détriment de la Chine
Où que le regard se porte, les projets abondent. Au nombre des confettis qui composent l’Asie du Sud-Est, la cité-Etat singapourienne donne plus que jamais le ton. En 2023, le fondeur américain GlobalFoundries y a ouvert un site de production de semi-conducteurs à 4 milliards de dollars. Soitec, fournisseur français de matériaux pour l’industrie des puces électroniques, a prévu de doubler la capacité du site qu’il détient sur place, quand deux autres groupes tricolores, Air Liquide et Arkema, ont choisi Singapour pour ses compétences, plus méconnues, dans la chimie.
Non loin, le voisin malaisien surfe aussi sur l’appétit gargantuesque de la planète pour les puces. Dans le nord-ouest du pays, l’arrivée d’Intel au tournant des années 1970 a transformé l’Etat de Penang en une petite Silicon Valley asiatique. Elle abrite aujourd’hui 13 % des activités mondiales de test et d’assemblage des semi-conducteurs. Des étapes à plus faible valeur ajoutée que la fabrication des plaquettes, mais tout aussi essentielles. Forte de ce succès, la monarchie veut attirer plus de 100 milliards de dollars d’investissement dans le secteur.
Sur le continent, la présence de longue date des constructeurs japonais permet à la Thaïlande de se rêver en manufacture de voitures électriques. Au début du mois de juillet, l’ambitieux fabricant chinois BYD y a ouvert deux usines, dont l’une avec l’équipementier français Forvia, quand son rival Chery préfère s’implanter au Vietnam – comme Apple, qui y localise une partie de sa production d’ordinateurs et de téléphones. A moins que l’Indonésie ne rafle la mise, elle qui vient d’inaugurer sa première usine de batteries grâce à Hyundai et LG ?
L’Asean devant la Chine
Quand les tensions géopolitiques grippent certaines relations commerciales, cette partie du monde aimante littéralement les investissements. En 2021, l’ensemble des dix pays membres de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Asean) est passé devant la Chine comme destination de choix pour les investisseurs de l’OCDE. Et l’écart ne cesse de se creuser. La filiale du Financial Times fDi Intelligence estime qu’entre 2022 et 2023, les entreprises issues des pays de l’OCDE se sont engagées à bâtir de nouvelles usines dans la région pour un montant total supérieur à 55 milliards de dollars, quand Pékin n’a capté que 21 milliards de dollars de projets sur ces deux années.
Or, en 2018, c’était la Chine qui engrangeait à elle seule près de 57 milliards de dollars d’investissements manufacturiers depuis l’OCDE ! Les temps ont changé. Le bras de fer engagé sous la mandature de Donald Trump par les Etats-Unis avec la Chine et, dans une moindre mesure, les récents efforts de "dérisquage" de l’Europe vis-à-vis de Pékin induisent une réorientation des investissements. L’heure est à la "Chine + 1", à la diversification des localisations pour réduire la dépendance au seul fournisseur chinois. Et voilà l’Asie du Sud-Est propulsée au centre de l’échiquier industriel mondial.
"L’Asean bénéficie d’un marché en forte croissance de 670 millions d’habitants et d’une diversité sectorielle que l’on observe peu ailleurs. La connectivité du commerce y est importante : en plus des accords de libre-échange au sein de l’Asean, des pays de la zone ont signé le RCEP, un accord avec la Chine, la Corée du Sud, le Japon et l’Australie, et une alliance transpacifique avec des pays tels que le Canada et le Mexique. De nombreux accords bilatéraux lient aussi directement certains pays de l’Asean avec d’autres régions, comme l’Union européenne", relate Michael McAdoo, partner au Boston Consulting Group à Montréal, pour qui l’Asean est la grande gagnante de la réorganisation des flux de commerce.
Un coût du travail alléchant
En plus de politiques fiscales avantageuses, la région dispose d’un atout de taille : à l’exception de Singapour, le coût de la main-d’œuvre y est encore faible, et nettement inférieur à celui de la Chine. Idéal pour des grandes entreprises soucieuses de "contenir leurs coûts", selon l’euphémisme de rigueur. La Chine, qui a depuis longtemps placé l’Asie du Sud-Est au cœur de ses "nouvelles routes de la soie", y trouve aussi son compte.
"Les tensions commerciales actuelles poussent la Chine à rebadger [NDLR : écouler ses produits sous une autre marque] dans des pays tiers. Mais surtout, le pays commence à y investir pour produire sur place ce qu’il vendra dans la région. La greffe commence à prendre en Asie du Sud-Est : elle est vouée à s’intensifier. Compte tenu de la puissance financière de la Chine, le phénomène pourrait prendre une ampleur considérable. On voit déjà les prémices de cette offensive en Europe, par exemple en Hongrie", analyse Marc Lautier, professeur à l’université Rennes II et coauteur d’Economie de l’Asie du Sud-Est (éd. Bréal, 2019) avec Jean-Raphaël Chaponnière.
Car la stratégie destinée à convertir l’Asean en une simple base d’exportation reste risquée pour Pékin. "En Malaisie, les autorités se demandent si les Etats-Unis imposeront des barrières douanières sur les produits chinois assemblés dans le pays", illustre Elsa Lafaye de Micheaux, chercheuse au Centre d’Asie du Sud-Est, une unité de recherche du CNRS et de l’EHESS. Un enjeu crucial pour la Malaisie, qui songe à se bâtir un nouveau port et conforter ainsi sa place dans l’industrie électronique.
"Un bienfait… et une malédiction"
De quoi lui permettre de s’imposer, comme le reste de l’Asean, en un nouveau hub industriel mondial ? Le changement d’échelle n’a rien d’évident. Pour les pays d’accueil, l’afflux massif d’investissements étrangers est à double tranchant. "Il s’agit d’un bienfait… et d’une malédiction. La forte présence des Intel et autres Infineon complique l’émergence de sociétés malaisiennes, qui doivent être capables de payer leurs ingénieurs à la hauteur des salaires pratiqués par les firmes étrangères", constate Bruno Jetin, maître de conférences à l’université Sorbonne Paris Nord.
En Indonésie, la montée en puissance des acteurs locaux sur l’ensemble de la chaîne de valeur du véhicule électrique tient autant aux restrictions d’exportations de nickel brut décidées dès 2014 par le président Joko Widodo qu’au savoir-faire des industriels chinois dans des domaines clés comme le raffinage. Alléchés par les immenses ressources du pays – considérées comme les plus vastes au monde –, ils ont contribué à propulser l’Indonésie au sommet de la production mondiale du fameux "métal du diable". Une progression à marche forcée, qui n’est pas sans conséquences.
En début d’année, l’ONG Climate Rights International alertait sur les pratiques de déforestation à l’œuvre dans le pays, jugeant que "le gouvernement indonésien promeut activement l’industrie du nickel au détriment du bien-être de ses citoyens", notamment de certaines populations autochtones. Sans compter que la production de nickel reste très carbonée du fait de la prépondérance du charbon et du pétrole dans le mix énergétique indonésien. Difficilement tenable dans un contexte d’urgence climatique. "La région est particulièrement vulnérable au dérèglement climatique, rappelle Elsa Lafaye de Micheaux. Mais si une prise de conscience est visible, les gouvernements restent encore trop focalisés sur l’accueil des investissements étrangers."
Le virage de l’Asean vers une industrie plus verte est donc loin d’être amorcé. Dans le même temps, "de nombreux pays de la zone sont dirigés par des gouvernements autoritaires et souffrent d’une absence de libertés publiques. Cette configuration politique restreint leur capacité d’innovation. Ils pourront probablement atteindre un stade industriel relativement élevé, mais peut-être pas franchir les dernières marches qui en feraient de vrais inventeurs dans des technologies clés", pronostique Bruno Jetin. A moins qu’un vent démocratique ne se lève, gonflé par la croissance économique et l’émergence d’une classe moyenne. Cette fameuse "théorie de la modernisation" dont on pensait qu’elle s’appliquerait à la Chine. Sans effet jusqu’ici…