JO d'hiver 2030, l’histoire secrète : tambouilles politico-financières et piège écologique
Quoi de mieux que le bonheur ? Ce jeudi 20 janvier 2022, Renaud Muselier rayonne. Bulles légères et petits fours gourmands. Le président de la région Provence-Alpes-Côte-d’Azur (Paca) reçoit un parterre de journalistes et d’élus locaux pour la traditionnelle cérémonie des vœux de début d’année. Il y a six mois, il a remporté son combat face au Rassemblement national lors des dernières élections. Alors, cette cérémonie est pour lui la tribune idoine afin de dérouler sa feuille de route pour les six prochaines années. Chapelet de promesses faciles et de déclarations un brin pompeuses. Renaud Muselier fait miroiter une région plus simple, lisible, décentralisée. Demain, Paca sera "le cœur de l’Euroméditerranée", le "laboratoire de la transition climatique", le "phare de l’industrie du XXIe siècle"… Mais le clou du discours est plus lyrique encore. Il s’engage à faire de cette terre baignée de soleil la région du "bonheur et des sourires". Difficile d'être contre. L’édile de Paca a son idée, un plan longtemps mûri : "J’ai l’intention de faire acte de candidature pour l’organisation des Jeux olympiques d’hiver en 2034 ou 2038. Une candidature qui reposera sur trois axes : la fierté retrouvée, un environnement préservé, les valeurs du sport exaltées." Ça claque comme un slogan publicitaire. Après la stupeur, les applaudissements. En contrebas de la tribune, les conseillers du président affichent un sourire crispé. Aucun d’eux n’a été mis dans la confidence. Tout juste, certains ont eu vent de ce vieux rêve au détour d’une conversation, sans plus. A la région, aucune équipe n’a commencé à plancher sur le sujet. Pas même l’ébauche d’un projet sur une simple feuille A4. Durant la campagne pour les élections régionales, Muselier n’a jamais fait mention de sa grande ambition.
Ce fan de ski, proche de la championne de descente Carole Merle et grand admirateur de l’icône Jean-Claude Killy, y pense pourtant depuis des lustres. En silence. En 1994, jeune loup en politique, il accompagne Michèle Alliot-Marie, alors ministre des Sports, aux JO de Lillehammer en Norvège. La neige, les chalets en bois, la montagne… Lui aussi, dans le Sud, il a tout ça, la mer Méditerranée en sus pour la carte postale. Deux ans plus tard, rebelote : il est aux côtés de son copain Guy Drut à Los Angeles, cette fois, pour les Jeux d’été. La ferveur populaire, les retombées médiatiques, l’œil tout entier de la planète rivé pendant deux semaines sur cette ville baptisée "olympique" par la grâce du CIO. Il commence à y croire. Après tout, pourquoi pas… Les Jeux d’hiver sont nés en 1924 à Chamonix en France, puis se sont tenus en 1968 à Grenoble et une nouvelle fois à Albertville en 1992. Mais jamais dans les Alpes du Sud, au-dessus de Briançon, Gap ou Sisteron. Paradoxalement, ce sont les Jeux de Sotchi en Russie qui finissent par convaincre l’élu de Paca. Il faut renverser la table, pense-t-il. La démesure, les milliards partis en fumée, c’est fini. Lui, fera différemment, plus sobre, plus vert. "Je vais vous les ramener, les Jeux !", s’enflamme-t-il en janvier 2022 en levant sa coupe de champagne.
Deux ans et demi se sont écoulés et Renaud Muselier n’a rien perdu de son entrain. "Moi, j’en ai marre des ronchons, des grognons, de la sinistrose !". Pourtant, derrière l’enthousiasme non feint on décèle un soupçon d’inquiétude. Il faut dire que la copie initiale a été pas mal retouchée. La fête ne concernera pas seulement les Alpes du Sud mais toutes les Alpes françaises. Et il a dû partager le pouvoir avec un autre animal politique, Laurent Wauquiez, le président de la région Auvergne-Rhône-Alpes. Surtout, les planètes ne paraissent plus aussi alignées qu’au début. Des persifleurs oseraient même susurrer que la flamme olympique ne brillera tout simplement pas au-dessus du mont Blanc. "Pfff… Regardez tout ce qui a pu être dit et écrit sur les Jeux de Paris et ils y sont arrivés quand même", balaie l’élu de Paca.
Le parallèle s’arrête là. La genèse de cette nouvelle candidature aux Jeux d’hiver est un peu le négatif de celle de Paris 2024. Après une série d’échecs cuisants, le projet parisien a été travaillé pendant des années avant d’être présenté. Echafaudé d’abord par le mouvement sportif ; les têtes d’affiche politiques ont été priées de s’effacer. A contrario, pour les Alpes, le dossier a été ficelé en quelques mois à peine, presque sur un coin de table. Surtout, le tandem Muselier-Wauquiez a pris toute la lumière. Des Jeux très politiques en somme. Des Jeux de la droite bon teint, ce qui ne réjouit guère les barons locaux de la gauche, le maire de Grenoble, Eric Piolle, et celui de Marseille, Benoît Payan. "C'est un projet très imparfait sur plein de dimensions. Pourquoi embarquer les Alpes du Sud ? Construire une patinoire à Nice n'a aucun sens", grince l'édile de Grenoble. Les sportifs ? Absents ou presque de la photographie. Martin Fourcade, le multimédaillé de biathlon que beaucoup rêvaient de voir endosser le costume d’Estanguet, a pris soin de ne pas être associé de trop près au projet. Lors de la première visite du CIO sur les futurs sites olympiques au printemps 2024, le champion français ne s'est même pas déplacé.
Un imbroglio financier est venu pimenter l’histoire ces dernières semaines, ajoutant un soupçon de doute sur la pérennité de la candidature, même si Emmanuel Macron a, le 16 juillet, tenu à rassurer toutes les instances du Comité international olympique : la fête sera aussi réussie dans les Alpes que sur les bords de Seine. Sauf que pour accorder définitivement les Jeux aux montagnes françaises, le CIO exige la caution financière de l’Etat hôte. L’organisation de Lausanne est une cash machine très efficace. Pile, l’événement est rentable et elle conserve le surplus et en redistribue une partie aux fédérations internationales sportives. Face, il est déficitaire et le trou sera comblé par le pays d’accueil. Un principe de base, le CIO ne perd jamais. Or, la fameuse missive qui doit être signée par le Premier ministre, n’est jamais arrivée sur le bureau de Thomas Bach, le président du CIO. Problème : sans caution financière, le dossier alpin est nettement moins séduisant. Une des candidatures concurrentes, celle de la Suède, a justement été retoquée pour ce motif. "Le CIO s’est engagé avec la France et, nous, on va passer pour des idiots si on abandonne maintenant. C’est impossible, tout est trop avancé", s’alarme un proche du dossier.
Il faut rembobiner le film pour comprendre comment la promesse de bonheur de Renaud Muselier s’est métamorphosée en l’espace de deux ans en tambouille politico-financière. Mai 2023. L’élu de la région Paca est en visio avec les instances du CIO. Il présente pour la première fois les contours précis de sa candidature. Après la traditionnelle séquence de questions-réponses, Thomas Bach reprend la parole. Il lui faut être transparent : une autre candidature française est arrivée sur son bureau, dernièrement, celle de Laurent Wauquiez et de la région Auvergne-Rhône-Alpes. Pendant plus d’un an, les deux instances voisines ont phosphoré chacune dans leur coin sans rien échanger. Le CIO est séduit par les projets tricolores. Mais il pose ses conditions. La première : que les deux régions fusionnent leur dossier. Dans un souci de minimisation des coûts d’investissement, autant utiliser les installations déjà existantes dans le nord des Alpes. "Ça serait une folie de ne pas se servir de l’existant, la piste de bobsleigh ou le tremplin de saut à ski. Et puis, nous, on a le savoir-faire pour organiser de grands évènements sportifs", plaide Fabrice Pannekoucke, le conseiller régional en charge du dossier à la région Auvergne-Rhône-Alpes.
Un deux en un
Deuxième condition du CIO : que les deux régions s’engagent à organiser les Jeux en 2030 et non pas en 2034 ou 2038. Pourquoi une telle pression ? Après tout, la ville de Salt Lake City aux Etats-Unis s’est, elle aussi, portée candidate. Sauf que les Américains ont déjà fait savoir qu’ils ne seraient pas prêts en 2030. Surtout, accorder deux fois de suite les olympiades aux Etats-Unis – après les Jeux d’été en 2028 –, c’est difficilement acceptable pour une partie du conclave suisse, tiraillé par la géopolitique. En coulisse, la Russie et la Chine soufflent sur les braises pour imposer une nouvelle géographie de l’olympisme. Or, le CIO n’a pas d’autres pistes crédibles. Il y a bien la Suède, mais l’Etat refuse de donner sa garantie financière. Quant à la Suisse, dont le dossier est sur le papier le mieux ficelé, les organisateurs ont prévenu : l’organisation des Jeux sera soumise d’abord à une votation citoyenne dont l’issue est très incertaine. Trop de points d’interrogations. Faute de candidats, le CIO met donc la pression sur les deux présidents de région. Chiche, ça sera 2030, promet le tandem Muselier-Wauquiez. La France, fille zélée de l’olympisme, ne se défilera pas.
David Lappartient, l'arrangeur
C’est là qu’un troisième homme entre en piste, en juillet 2023 : David Lappartient, le tout nouveau président du Comité national olympique français. L’homme a trois atouts pour lui : c’est un politique hors pair, il préside le conseil départemental du Morbihan (divers droite). Membre du CIO et président de l’Union cycliste internationale, il connaît la planète sport sur le bout des doigts. Il a surtout un sens aigu de la diplomatie. David Lappartient met du liant, impose le tempo, éteint les incendies naissants. "Sans David, la France n'aurait jamais obtenu les JO de 2030", pense même Jean-Christophe Rolland, membre du CIO. Surtout, David Lappartient a de l’ambition : succéder un jour à Thomas Bach à la tête du CIO. Faire avancer le dossier Alpes 2030, c’est s’attirer les grâces du président de l’organisation suisse qui pourrait bien lui renvoyer l’ascenseur le moment venu. En une soirée seulement, les trois hommes choisissent les sites qui accueilleront les épreuves. Dans les Alpes du nord, la cérémonie d’ouverture. A Nice - chez l’ami Estrosi - sur la promenade des Anglais, la cérémonie de clôture. Le ski alpin et de fond dans le nord, les nouvelles disciplines comme le ski de bosses au sud. Toutes les épreuves de patinage auront lieu, elles, dans une nouvelle patinoire qui devrait sortir de terre à Nice. Seule inconnue, l’anneau de vitesse où rien n’est encore tranché.
Tout va à un tempo d’enfer. Trop vite ? Le trio de choc rencontre le CIO le 7 septembre 2023, dépose officiellement le dossier le 7 novembre et le CIO déclare sa flamme à la France le 29 novembre. Une candidature aux forceps qui interroge. Eric Adamkiewicz, maître de conférences en management du sport et développement territorial à l’université Paul-Sabatier à Toulouse ne décolère pas. "Ce dossier est une fuite en avant entre approximations et pensées magiques", attaque-t-il. Le meilleur exemple : la patinoire de Nice. Dans le rapport de la commission du CIO évaluant le dossier français que L’Express a pu consulter, on peut lire que le coût d’investissement de cette patinoire s’élèverait à 52,5 millions d’euros, là où le maire de la ville a communiqué sur un chiffre de 10 à 20 millions, affirmant par ailleurs que cette nouvelle infrastructure ne "coûtera rien aux Niçois". Problème, dans ce fameux document, le CIO note que les frais de fonctionnement de la patinoire devraient atteindre 2,3 millions d’euros par an alors que les recettes attendues ne devraient pas dépasser 1,6 million d’euros. Résultat, un déficit de 650 000 euros chaque année que la ville de Nice prévoit de combler par une subvention annuelle. "En clair, la ville épongera la perte", conclut Eric Adamkiewicz.
Aberration écologique
Ces critiques s’ajoutent à celles des ONG environnementales qui jugent ubuesque l’organisation des Jeux dans les Alpes alors que le réchauffement climatique rend l’enneigement de plus en plus précaire. "Tout cet argent aurait sans doute mieux été utilisé à préparer la transition des stations de ski qui commencent à être frappées par le manque de neige", soutient Stéphane Passeron, ancien champion de ski de fond, aujourd’hui porte-parole du collectif No JO. Eric Piolle, le maire de Grenoble, jamais associé au projet, dont il a appris la teneur dans la presse, en est resté particulièrement amer : "L'argent qu'on demande depuis vingt ans pour la montagne, qui souffre énormément du dérèglement climatique, on va le dépenser pour quinze jours de JO. Et qu'en restera-t-il ? Rien, car le temps d'ici à 2030 est désormais trop court pour réaliser de vrais investissements".
Est-ce en raison de cette aberration écologique que Gabriel Attal n’a pas apposé le sceau de la garantie financière qui fait défaut aujourd’hui ? Ou au dernier moment, le coup de Jarnac de la dissolution de l’Assemblée nationale du président de la République lui est tellement resté en travers de la gorge qu’il a trouvé là une façon de se venger ? A l'Elysée, on assure qu'il n'en est rien, que la décision de ne pas envoyer la fameuse lettre a été prise en bonne entente, car dans le contexte des élections législatives, il aurait été maladroit de prendre une initiative aussi engageante sur le long terme. On veut croire aussi que le CIO saura passer outre, tant la relation de confiance est forte avec la France.
Attal, potentiel leader d’un centre-droit recomposé en 2027, n’aura pas à assumer la responsabilité si la facture dérape un peu trop. Il a commandé, au printemps, à l’inspection générale des finances de Bercy la mission d’évaluer la crédibilité financière du projet Alpes 2030. D’après nos informations, la note, qui n’a pas été rendue publique, serait assassine. Le budget global se montrerait nettement supérieur au 1,9 milliard d’euros annoncés dans le dossier de candidature. Les dépenses, notamment en termes de rénovation des infrastructures, seraient sous-évaluées, et les recettes, elles, surévaluées. Résultat, pour équilibrer l’affaire, l’Etat devrait rajouter entre 800 et 900 millions, le double de ce qui était initialement annoncé. A la fin de l’histoire, la décision reste éminemment politique. Il s’agit de profiter de l’organisation des JO pour sortir des cartons des projets d’infrastructures routières ou ferroviaires qui dorment depuis tant d’années, plaident les organisateurs. A l’Elysée, c’est le rayonnement de la France et son soft power qu’il faut continuer de peaufiner après les JO de Paris 2024. Le prix à payer pour exister sur la planète sport.