Duralex au tribunal de commerce d'Orléans : la verrerie est-elle incassable ?
Ils auraient le cœur brisé, tous ces enfants devenus grands, qui ont inspecté le fond de leur verre de cantine Duralex pour savoir quel était leur âge imaginaire, sans se douter qu’il correspond en réalité au numéro du moule dans lequel la matière est coulée. Ils auraient le cœur cassé en mille morceaux ces gamins, devenus adultes, si l’avenir de la verrerie de La Chapelle-Saint-Mesmin, placée en redressement judiciaire le 24 avril, devait être démoli.
Une marque iconiqueMercredi 17 juillet 2024, les 228 salariés de l’usine située dans le Loiret sauront si la marque iconique demeure incassable. Le tribunal de commerce d’Orléans doit examiner trois offres de reprise, à moins qu’il n’accorde un nouveau sursis ou ne mette sa décision en délibéré.
"Je n’aimerais pas qu’ils disparaissent, ces verres", soupire Jean-Marc Pinson. Le journaliste et peintre finistérien donne des couleurs aux gobelets ronds de la collection "Le Gigogne", premier modèle produit par Duralex. Depuis près de deux décennies, il en a peint des centaines. Son projet artistique est aussi politique puisqu’à travers eux, il souhaite "mettre en valeur la marque mais surtout rendre hommage aux ouvriers qui la font, au monde du labeur."
Jean-Marc Pinson, journaliste et peintre amateur installé dans le Finistère, peint des verres Duralex.
L’histoire sociale de Duralex me touche".
En 2010, le Breton a même exposé ses objets d’art dans le Loiret grâce, entre autres, à Fanou Besançon. La septuagénaire, qui vit depuis toujours à La Chapelle-Saint-Mesmin, est profondément attachée à l’entreprise qui dynamise sa ville depuis le début du XXe siècle. "Avant, dans chaque famille de la commune, quelqu’un y travaillait", se souvient celle qui, en jetant un regard en arrière, observe avec regret les différentes secousses qu’a subi l’usine.
Une histoire mouvementéeCar ce n’est pas la première fois que Duralex souffle le chaud et le froid. Son histoire, qui a débuté en 1927, a failli s’achever à plusieurs reprises. La verrerie a d’abord déposé le bilan en 2005, avant d’être reprise par le Turc Sinan Solmaz… qui l’a dépouillée. Le deuxième site de l’entreprise, créé dans les années 1960 à Rive-de-Gier (Loire), a dû fermer. L’effectif, qui avait dépassé les mille salariés dans les années 1970, a sombré. Une liquidation judiciaire a été prononcée.
Ensuite, pendant plusieurs années, les frères grecs Ioannidès ont réussi à maintenir le navire à flot. Mais le verre a recommencé à se fissurer : d’abord en 2013 lorsque l’inspection du travail a fait condamner la direction à d’importants travaux de sécurité en urgence ; puis à cause d’une malfaçon du nouveau four, changé en 2017 pour plus de 12 millions d’euros. Trois des cinq lignes de production ont été stoppées. La défaillance n’a pas pu être évitée. Avant cette date, pourtant, l’usine fabriquait encore près de 100 millions de verres, assiettes et plats par an.
Début 2021, la Maison française du verre (ex-International Cookware) a acquis Duralex, qui a ensuite pris le nom de New Duralex International (NDI). L’offre est apparue comme providentielle… avant de semer doute et colère, trois ans plus tard, dans l’esprit du personnel et des politiques locaux.
La flambée du coût de l'énergieLa hausse vertigineuse du prix des énergies (le four de 50 mètres carrés doit être alimenté 24 heures sur 24, afin de fondre jusqu’à 190 tonnes de verre à 1.300 degrés) a généré de la casse. La production a dû s’interrompre de novembre 2022 à avril 2023 permettant, selon la responsable du four, "d’économiser 20 % de consommation d’énergie". Sans compter que les ventes se sont effondrées, handicapées par l’inflation. Les objectifs de complémentarité avec Pyrex (l’autre filiale de la Maison française du verre, à Châteauroux, dans l’Indre) sont restés au stade des intentions. La CGT du Loiret accuse d’ailleurs le fonds Kartesia, qui détient le groupe, de s’être "gavé d’argent public sans aucune contrepartie". Il aurait choisi de privilégier Pyrex.
Le chiffre d’affaires de Duralex, qui avoisinait généralement 30 millions d’euros, a chuté à 24,6 millions d’euros en 2023 avec une rentabilité négative à hauteur de 8,2 millions. D’où la décision de la Maison française du verre de demander le redressement judiciaire de NDI.
À chaque fois que l’entreprise s’est ébréchée, les politiques locaux de tous bords se sont mobilisés, réussissant à obtenir des appuis financiers, notamment de Bpifrance, et à trouver des repreneurs. Les élus nationaux n’ont pas été en reste. En 2012, Arnaud Montebourg, à la tête du ministère du Redressement productif, y a défendu le "made in France". Alain Griset, ministre des PME, a visité le site en 2021. Le 22 avril 2024, Fabien Roussel, secrétaire général du Parti communiste, est venu soutenir les salariés. Roland Lescure s’y est rendu en 2022 et 2023 : "On a fait ce qu’il fallait pour maintenir ce joyau", commentait alors le ministre délégué à l’Industrie.
Lors de la visite du ministre Roland Lescure, en 2023
Ce dernier a consenti une aide de 15 millions d’euros à la première industrie française menacée par la crise énergétique. Selon la préfecture du Loiret, "l’État a également versé 1 million d’euros de chômage partiel" (les salariés étaient payés à 95 % durant la mise en sommeil) "et la direction des finances publiques, 2,8 millions".
Ce soutien indéfectible est certainement lié au fait que les verres Duralex sont mondialement connus, vendus à 80 % à l’international, dans 140 pays. On les trouve dans les cantines évidemment, mais aussi dans les bars et les restaurants. Ils sont même des vedettes hollywoodiennes, comme dans le film Skyfall, où l’on voit James Bond, accoudé au comptoir d’un bar, boire son whisky dans un gobelet "Le Picardie". Ils ont été exposés à l’Élysée, au Musée des arts décoratifs de Paris ou encore au Moma de New York, aux États-Unis.
Le verre trempé inventé par Saint-Gobain en 1945 – "2,5 fois plus résistant" – explique ce succès. Afin qu’il puisse endurer un choc thermique de 130 °C, le procédé technique vise à refroidir brutalement le verre, préalablement porté à 700 °C.
Trois offres de repriseMercredi après-midi, quel vent feront souffler les juges sur les braises du four qui n’alimente plus qu’une seule des cinq lignes de production?? Le projet de coopérative (Scop) tient la corde. Le directeur du site, François Marciano, l’a initié, avec le soutien de l’intersyndicale (hormis la CGT qui préfère un projet industriel). 60 % des salariés seraient d’accord pour y investir un minimum de 500 euros, ce qui représenterait actuellement un capital de 60.000 euros que la Région Centre-Val de Loire a promis de doubler. C’est le seul projet projetant de conserver la totalité des effectifs et des actifs. Mais il nécessite des prêts bancaires, alors que les financements antérieurs, considérables, n’ont pas suffi. Le conseil régional s’est cependant engagé à garantir ces prêts.
Si c'est la Scop, Orléans Métropole rachèterait le siteD’après la CFDT, syndicat majoritaire qui soutient la Scop, il faudrait emprunter 15 millions d’euros afin de relancer une deuxième ligne et de recommencer à recruter des commerciaux. La moitié de cette somme sera demandée aux banques. L’autre sera consentie par la Métropole d’Orléans. Le 20 juin, le conseil métropolitain a voté à l’unanimité pour le rachat du terrain de 14 hectares et des 65.000 mètres carrés bâtis de ce "fleuron industriel", comme le qualifie Serge Grouard, le président.
En revanche, la CGT n’approuve pas ce projet de Scop. "Ce sera le dernier souffle de l’entreprise car les murs n’appartiendront plus à Duralex", estime François Dufranne, élu CGT. Il redoute, à terme, que le site ne laisse place à un lotissement… Son syndicat soutient l’offre déposée par la holding Tourres et Compagnie, dirigée par Adrien et sa femme Stéphanie Tourres, déjà à la tête de deux verreries : Waltersperger (Seine-Maritime) et La Rochère (Haute-Saône). Leur projet initial prévoyait de reprendre 179 salariés. "Leur plan d’investissement est convenable et ils ont des idées innovantes, dont Duralex a besoin. Par ailleurs, ils se sont dits prêts à revoir à la baisse le nombre de postes supprimés", indique François Dufranne. La CFDT reste dubitative. Suliman El Moussaoui, délégué syndical, craint toujours "une casse sociale" : "Ils sont là pour faire des économies. Ils disent qu’ils pourront revenir sur environ cinq postes, ce qui ne nous satisfait pas."
Quant au projet de Carlesimo Investissements/GCB Investissements, groupe industriel familial qui détient deux fonderies, il est basé sur la pérennisation de 75 emplois seulement.
Le mythique verre Duralex va-t-il résister ?
Un futur, à La Chapelle-Saint-Mesmin, est-il envisageable alors que "n’importe quel verrier dans le monde peut produire des verres 'Gigogne' et 'Picardie'", que "la situation économique mondiale et géopolitique n’est pas très motivante et que le four doit être refait dans trois à quatre ans??", s’interroge l’ancien propriétaire André Ioannidès, même si le four – sous-exploité depuis le Covid et sa mise en sommeil – pourrait durer jusqu’en 2030.
Réactions à la sortie de l'usine Duralex : "On en a ras le bol, à chaque fois, c’est la même histoire"
Le site fêtera-t-il ses 100 ans?? La légende incassable sera-t-elle capable de résister à ce nouveau choc?? Comme l’explique Suliman El Moussaoui, "les collègues sont pressés de connaître le dénouement", en espérant qu’il soit heureux. D’autant que tous ces salariés ressentent de la fierté devant le travail qu’ils accomplissent : "Il y a une alchimie entre nous et notre outil de production. Tout part d’une boule de feu qui se transforme en verre. Nous voyons évoluer cette matière vivante. Ce n’est pas rien."
Carole Tribout et Anne-Laure Le Jan