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Июль
2024

Les silences du Vatican face à la Shoah

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L’attitude de Pie XII et du Vatican à l’égard de la Shoah a fait l’objet de nombreuses controverses qui se sont cristallisées autour de la question des « silences » : silence face à la montée du nazisme d’Eugenio Pacelli qui, avant de s’asseoir sur le trône de Saint-Pierre, a été, de 1920 à 1929, nonce en Allemagne, et qui, en tant que Secrétaire d’État, a signé le concordat de 1933 ; silence, surtout, quant à la destruction des Juifs d’Europe ; silence qui devient d’autant plus assourdissant qu’en 1963, un an après le procès Eichmann et à la veille de l’ouverture du concile Vatican II par Jean XIII, est montée à Berlin la pièce Le Vicaire de Rolf Hochhuth qui déclenche une polémique qui n’a pas cessé de rebondir depuis.

Faute d’accès aux archives du pontificat de Pie XII, les chercheuses et les chercheurs ont longtemps dû se contenter des Actes et documents du Saint-Siège relatifs à la Seconde Guerre mondiale1, c’est-à-dire à des documents sélectionnés et publiés entre 1965 et 1981 par une commission d’historiens jésuites. Tout a changé en 2020. Nina Valbousquet, autrice d’un remarqué Catholique et antisémite. Le réseau de Mgr Benigni. Rome, Europe, États-Unis, 1918-1934 et commissaire scientifique de l’exposition du mémorial de la Shoah « “À la grâce de Dieu”. Les Églises face à la Shoah », a été parmi les premières à travailler sur les documents originaux conservés au Vatican. Loin des fantasmes et des mythes qui entourent ces archives « secrètes »2, elle livre ici, tout en finesse, les fruits d’un travail minutieux qui éclaire de manière inédite l’appréhension des persécutions nazies par le Saint-Siège au cours du second conflit mondial. Mieux encore, elle propose un ouvrage qui fera date dans l’histoire de la Shoah.

Des archives inédites…

En 2020, l’ouverture des archives du pontificat de Pie XII avait soulevé une intense frénésie médiatique autour des « révélations » que celles-ci pourraient receler et des « secrets » qu’elles pourraient dévoiler quant à l’attitude du Saint-Siège pendant la Seconde Guerre mondiale. Loin du sensationnalisme, Nina Valbousquet montre toute la complexité de la période, les imbrications entre les acteurs et les rouages de l’administration pontificale.

Pour cela, elle a réalisé d’importants dépouillements aussi bien dans les fonds des Archives apostoliques vaticanes, dans ceux de la section pour les relations avec les États de la Secrétairie d’État et dans ceux du Dicastère pour la doctrine de la foi. Attentif à la matérialité des archives, l’ouvrage traque les ratures et les annotations manuscrites dans la marge des documents tout comme leurs versions successives pour faire entendre les « voix multiples »3 qui, entre silences, préjugés, aides et prudence diplomatique, rendent très ambivalente l’attitude à l’égard de la Shoah de ce micro-État religieux global qu’est le Saint-Siège.

Cette perspective a le grand mérite de dépersonnaliser la question et de montrer l’administration vaticane au travail. Elle met ainsi en lumière le rôle de Mgr Tardini, responsable des Affaires ecclésiastiques extraordinaires, ou de Mgr Motini, substitut de la Secrétairerie d’État pour les Affaires ordinaires. Émerge aussi la figure aussi méconnue que centrale de Mgr Dell’Acqua, minutante4 à la Secrétairerie d’État. Ce dernier devient l’expert incontournable pour les questions relatives aux Juifs et aux catholiques « non-aryens » — comme l’Église qualifie les Juifs convertis et leurs familles.

… mises au service d’une thèse solidement étayée

L’ouvrage est organisé en trois parties. La première interroge la période antérieure au déclenchement de la Shoah. Elle permet de mesurer dans le temps long le poids de l’antijudaïsme chrétien dans les représentations que les acteurs ecclésiastiques se feront des persécutions des Juifs. Celles-ci sont imprégnées de ce que l’historien Jules Isaac a nommé l’« enseignement du mépris » qui irrigue la théologie, la liturgie et les pratiques de l’Église à l’égard des Juifs « déicides » et « perfides ». Des siècles de stigmatisation et de méfiance conditionnent donc les réactions de la hiérarchie catholique en 1940.

Marque de fabrique de l’ouvrage, Nina Valbousquet procède tout en nuance pour montrer que, loin de former un bloc monolithique, le Vatican est traversé par une pluralité de voix et de positions discordantes. Tandis que le directeur de la Civiltà cattolica, l’organe officieux de la Secrétairerie d’État, reprend à son compte, en 1915, les principales caractéristiques de l’antisémitisme moderne que sont le judéo-bolchevisme, la banque juive et le complot juif mondial, Pie XI, en septembre 1938, déclare « Nous sommes spirituellement des sémites » lors d’une audience devant des pèlerins belges.

La deuxième partie du livre étudie la manière dont le Vatican, dans sa double nature d’Église et d’État, réagit face au génocide entre 1941 et 1944. La situation militaire, les régimes d’occupation, la position des différentes Églises nationales mais aussi la volonté du centre qu’est le Saint-Siège de défendre les prérogatives ecclésiastiques et sa neutralité entrent en ligne de compte. Le silence pontifical s’explique par la conjonction d’une pluralité de facteurs. Le premier est de nature diplomatique. La prudence imposée en la matière par Pie XII lors de son élection est encore accrue par la crainte de représailles, en premier lieu contre l’Église et, seulement ensuite, contre les victimes dont on redoute d’aggraver le sort sans s’interroger pour savoir s’il pourrait être pire. Et ce, alors même que les archives montrent le degré d’information dont bénéficiait le Saint-Siège sur la réalité du génocide en cours, mais aussi les stéréotypes et les préjugés antijuifs qui lui font écarter une part non-négligeable des renseignements à sa disposition. La volonté, ensuite, de conserver une stricte neutralité dans le conflit et la peur qu’une prise de position, même timide, ne soit instrumentalisée par un camp ou l’autre. Enfin, la conviction erronée que le pape s’est déjà exprimé clairement tant pour la paix qu’en faveur des victimes de la guerre.

La troisième partie de l’ouvrage est consacrée à la période de la sortie de guerre. Si, comme l’historiographie l’a démontré5, les rescapés de la Shoah ont immédiatement témoigné et documenté l’expérience génocidaire, l’amnésie prévaut à cet égard au Vatican. Ce dernier a été conforté dans la représentation qu’il se fait de son action pendant la guerre par les témoignages de remerciements reçus de survivants et de personnes aidées. S’ajoute à cet élément la conviction que l’Église a été la grande victime du nazisme, tant en Europe qu’en Allemagne. Enfin, dans un contexte de guerre froide naissante, le Vatican n’est pas imperméable aux arguments antisémites qui plaident contre le retour des Juifs dans les sociétés européennes, tout particulièrement des Juifs communistes en Europe de l’Est.

L’ouvrage consacre des pages éclairantes à la manière dont le Vatican voit dans la justice alliée contre les responsables nazis une forme de « vengeance juive »6. De même, si est connue l’aide apportée par les autorités ecclésiastiques à l’exfiltration d’anciens nazis, qualifiée par le renseignement américain de Ratline, les archives de Pie XII mettent en lumière, dans le cas français, les tensions entre l’ambassadeur de France près le Saint-Siège et la Secrétairerie d’État. Tandis que cette dernière justifie, au nom de la charité chrétienne, la protection accordée à d’anciens miliciens — que les sources désignent, par un retournement sémantique qui ne manque pas d’interroger, comme des « réfugiés », des « détenus politiques » ou des « victimes de guerre » —, Jacques Maritain ne ménage pas sa peine pour que ceux-ci soient livrés à la Justice.

Fondé sur les archives du pontificat de Pie XII ouvertes en 2020, l’ouvrage de Nina Valbousquet présente des conclusions fortes. Pendant et après la Seconde Guerre mondiale, le pape a indéniablement gardé le silence face à la Shoah. Ce silence n’est pour autant pas synonyme d’inaction et le Vatican a déployé une aide humanitaire pour les victimes de guerre à prétention universelle qui, pour de multiples raisons, a d’abord bénéficié aux catholiques. Ce livre apporte cependant encore davantage. Érudit et maîtrisant une bibliographie conséquente, il est aussi une contribution importante à l’histoire de la Shoah en ce qu’il donne à entendre les voix des victimes qui, par milliers, se tournent à un moment ou un autre du conflit vers le Saint-Siège.


Notes :
1 - Désormais accessibles en ligne : https://www.vatican.va/archive/actes/index_fr.htm
2 - Archives « secrètes » car conservées au sein de l’Archivum Secretum Apostolicum Vaticanum (Archivum Apostolicum Vaticanum depuis 2019) ; « secrètes » signifiant en fait archives « privées » du pape.
3 - p. 16
4 - Un minutante est un administrateur de la Curie chargé de préparer des minutes, c’est-à-dire des projets de documents officiels.
5 - François Azouvi, Le mythe du grand silence. Auschwitz, les Français, la mémoire, Paris, Fayard, 2012 ; Simon Perego, Pleurons-les. Les Juifs de Paris et la commémoration de la Shoah, 1944-1967, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2020
6 - p. 316