Les impresarios, des « hommes doubles »
Laetitia Corbière a soutenu en 2018 une thèse entreprise sous la double direction de Sylvie Aprile et de Ludovic Tournès, travail doctoral qui dévoilait le rôle majeur mais plus ou moins oublié des impresarios dans le cadre des tournées internationales de musiciens qui se multiplièrent de 1850 à 1930. À la croisée de l’histoire, de la sociologie et de la musicologie, Laetitia Corbière dépeint les modalités d’un pan entier de la médiation culturelle entre le nouveau et l’ancien monde ; elle propose une remarquable synthèse sur l’histoire des impresarios du milieu du XIXe siècle au début des années 1930.
Son ouvrage assez massif s’organise en trois parties thématico-chronologiques et en huit chapitres. L'ouvrage s'ouvre sur les origines du métier d’impresario aux États-Unis dans la seconde moitié du XIXe siècle lors de l’avènement du concert qui succède à celui de l’opéra en Italie ; un éclairage est ensuite fait sur la diffusion internationale de cette profession qui bénéficie de l’essor à la Belle Époque de l’économie musicale, notamment aux États-Unis et en Europe ; enfin, l'ouvrage évalue l’impact des crises et de la guerre sur le métier d’impresario aux prises avec les aléas de l’histoire de 1910 à 1930.
Au chevet d’un nouveau monde culturel
En huit étapes, Laetitia Corbière évalue le rôle et l’importance des impresarios qui accompagnent le basculement de « l’ancien régime culturel » cher à Christophe Charle vers un monde musical plus internationalisé et dédié à l’économie capitaliste. L’immensité du territoire étasunien et l’absence d’une grande tradition musicale obligent à un certain pragmatisme commercial qui transforme le concert en une manifestation populaire qui valorise l’origine européenne du musicien mis en avant.
L’impresario aide le musicien à acquérir son autonomie vis-à-vis des anciennes normes religieuses, militaires ou politiques. La contribution des impresarios au triomphe des virtuoses engagés dans des tournées internationales démultipliées participe à l’essor du vedettariat et à l’économie de marché qui se généralise sur fond de mondialisation des échanges.
La professionnalisation de l’agent artistique remonte certes au XVIIIe siècle et au début du XIXe, mais elle prend une ampleur inédite dans le contexte d’un marché musical élargi dans la seconde moitié du XIXe siècle, époque où la révolution des transports facilite amplement les déplacements. Recherché pour ses compétences logistiques, l’impresario, né aux États-Unis, accompagne la marchandisation de la musique sans frontières.
Ces « hommes doubles » deviennent donc des agents culturels et commerciaux transnationaux – à l’image de Max Rabinoff, d’Oscar Hammerstein, de Maurice Strakosch ou de Gabriel Astruc, plus connu en France. Véritables hommes d’affaires, les impresarios allient la nécessité économique à la préoccupation de la diffusion de l’art musical. L’affirmation des nationalismes devient pour eux un argument commercial et l’apparition des maisons de disques et de la radio n’entrave pas vraiment leur activité, alors qu’elles constituent de nouveaux médias de masse qui concurrencent la pratique traditionnelle du concert, toujours pièce maîtresse du travail de l’agent musical. De même, la Première Guerre mondiale réévalue la mission culturelle des États belligérants sans remettre en cause le rôle des impresarios. C’est la crise économique des années 1930 qui constitue la principale menace, elle qui multiplie les faillites.
Les accompagnateurs du star system
Laetitia Corbière réestime la place des impresarios à plusieurs échelles : à l’échelle des liens transatlantiques (à l’occasion de tournées de musiciens passant de l’Europe à l’Amérique), mais également à l’échelle des relations établies en Europe ou à l’intérieur d’un pays comme la France entre les différentes régions, voire entre les pôles culturels hiérarchisés que sont les grandes villes et les régions moins urbanisées. Les impresarios sont bien la colonne vertébrale du star system tel qu’il se met en place dans la culture occidentale à la Belle Époque.
Dans un contexte de concurrence exacerbée par les écoles nationales de musique pétries de nationalisme, les impresarios contribuent donc à la mise en réseau du monde et travaillent avec les maisons d’édition musicale, avec les institutions culturelles (telles que les scènes lyriques), selon des préoccupations financières et capitalistes qui supposent des coopérations d’ordre économique et juridique fondées sur la rationalité et la reconnaissance internationale du droit d’auteur. L’élaboration de normes reconnues par la communauté internationale et l’avènement du syndicalisme aident en effet aux carrières de musiciens dont les statuts s’en trouvent renforcés, à l’instar des impresarios, figures de la mondanité, et chefs d’entreprises commerciales devenues a fortiori indispensables après la moindre implication des États dans la diplomatie musicale au lendemain de la Première Guerre mondiale.
La somme et la variété des archives mobilisées et l’approche interdisciplinaire qui mêle la sociologie de l’art à l’histoire culturelle – mais aussi l’histoire des relations internationales à celle de l’économie – font de cet ouvrage la référence majeure que la musicologie et l’histoire attendaient depuis longtemps. Grâce à Laetitia Corbière, les musiciens et leurs imprésarios ne sont désormais plus les parents pauvres de l’histoire des médiations culturelles, presque exclusivement centrée jusqu’à présent sur les artistes peintres, sur les écrivains, les dramaturges et sur les cinéastes. Cette étude approfondie et exemplaire répond à toutes les attentes des chercheurs : le livre offre des cartes très lisibles, des documents statistiques, un index fort utile, une bibliographie ordonnée, et il recense rigoureusement la multitude des sources archivistiques, littéraires, médiatiques et juridiques. L’ouvrage a légitimement reçu en 2024 le « Prix de l’Essai » dans le cadre du Prix du Livre France Musique-Claude Samuel.