Entre classicisme et expérimentation, le thriller “Eat the Night” saisit à la gorge et aux tripes
Le compte à rebours est lancé. À son terme, l’effacement total. Pas la fin du monde mais presque : le jeu vidéo Darknoon vit ses derniers jours avant le débranchement des serveurs. Pour Pablo et sa sœur Apo, ce sont plusieurs centaines d’heures confiées à un territoire qui sont anéanties. Une fenêtre sur un autre monde bientôt refermée à jamais.
Lorsqu’il découvre le gameplay de cet open world, Night, le nouveau compagnon de Pablo, s’étonne que celui-ci ne contienne ni règles ni buts. Car dans le monde extérieur, elles sont claires : c’est un couloir qui mène ses héros·oïnes à la tragédie. Pris sous l’aile de son amoureux, Night deale sur la zone d’un autre revendeur. Une guerre de territoire à l’issue inexorable débute alors.
La question du refuge
Le romantisme noir gorgé de spleen des enfants maudit·es d’un premier film injustement mal aimé (Jessica Forever, 2019) est ici canalisé au profit d’un polar aussi rugueux que minimaliste, dont la stylisation, entre classicisme épuré et expérimentation formelle, éblouit. Cette hybridation inattendue du polar urbain et du lyrisme auquel nous ont habitué·es les deux cinéastes permet d’opérer un saisissant contraste. Il fait surgir avec grâce les envolées poétiques dont le duo est coutumier.
Eat the Night est un thriller d’une maîtrise magistrale qui saisit à la gorge et aux tripes, mais c’est aussi une grande fiction sur les traumatismes de notre époque : la grisaille de la classe moyenne pavillonnaire, les vertiges de la Gen Z hantée par l’effondrement de la planète, la difficulté d’être au monde et de décoller de l’affreuse pesanteur du réel en cherchant des paradis tout sauf artificiels.
Encadré par cette violence, le film déshabille les structures indéboulonnables d’un capitalisme qui dévore en imposant ses règles de compétitivité pour survivre. La question du refuge, motif central du cinéma de Poggi et Vinel ici figuré par une maison dans les bois tout droit sortie d’un conte, devient alors vitale. Chacun·e à sa manière, Apo, Pablo et Night bâtissent une grande muraille pour se mettre à l’abri des multiples attaques du réel.
La conduite du récit est à la fois filandreuse et limpide, d’une douceur inestimable lorsque celui-ci fixe l’amour lancé à toute vitesse des deux amants ou la relation d’un frère et d’une sœur, puis soudain transpercé par une violence d’une grande sécheresse. Marqué par la brutalité de ce début de siècle, le film recrache toute une imagerie de la violence mise en scène par le terrorisme “moderne” (un montage effréné de décapitation dans le jeu évoquant les vidéos macabres de Daech, une pluie de silhouettes qui rappellent celles qui se défenestraient du World Trade Center, une voiture bélier fauchant un corps).
Le jeu vidéo n’est ainsi plus seulement une terre d’accueil, un asile qui enlace et embaume, mais une continuité directe du réel. Les deux mondes se répondent et dialoguent, chacun contaminé par leurs flux d’images respectifs. Mais alors, de quel monde Eat the Night nous raconte-t-il le compte à rebours ?
Eat the Night de Caroline Poggi et Jonathan Vinel, avec Théo Cholbi, Lila Gueneau, Erwan Kepoa Falé (Fr., 2024, 1 h 45). En salle le 17 juillet.