Puces électroniques, la course à l’infiniment petit : dans les coulisses d’un "joyau" européen méconnu
"L’homme créa la tech à son image". Ce pourrait être le titre de la fresque aperçue à l’Imec, représentant deux mains - une humaine, une robotique - essayant désespérément de s’atteindre. Une subtile référence à l’œuvre de Michel-Ange, mettant quant à elle en scène Adam et Dieu pointant leurs index l’un vers l’autre, au plafond de la Chapelle Sixtine du Vatican. Elle rappelle, au fond, que la mission principale de l’Institut de micro-électronique et composants (Imec), situé à Louvain, en Belgique, repose sur une part de croyance. Croyance non pas en la Genèse biblique, mais en la "loi de Moore".
En 1965, le cofondateur d’Intel, Gordon Moore, a prédit que le nombre de transistors présents sur une puce électronique - que l’on retrouve communément appelée semi-conducteurs - doublerait tous les dix-huit mois afin de soutenir nos besoins technologiques, des antennes télécoms à nos satellites, en passant par l’intelligence artificielle ou les objets connectés. Une prévision réajustée à deux ans en 1975. Jusqu’à aujourd’hui, malgré quelques soubresauts, son principe tient toujours debout. De 1000 transistors, certaines puces sont passées à plus de 100 milliards mesurant le diamètre d’une hélice d’ADN, soit environ 3 nanomètres. Nos smartphones actuels embarquent plus de puissance de calcul qu’il en a fallu à la Nasa pour poser un vaisseau sur la Lune lors des missions Apollo.
Fondé il y a 40 ans, l’Imec a pris un rôle de plus en plus important dans cet effort vers la gravure infiniment petite des puces. Ses recherches, desquelles découle sa "feuille de route", donnent le "la" à l’industrie. Sa dernière mise à jour la porte jusqu’en 2039. "Dans le passé, les gens pensaient qu’il serait impossible de descendre en dessous des dimensions de l’ordre du micromètre. Mais nous voici bientôt à l’ère de l’Angström", indique Luc Van den hove, le directeur de l’Imec. D’ici une quinzaine d’années, les transistors sur les puces devraient ainsi mesurer 0,2 nanomètre - 2 angströms - l’équivalent d’une molécule d’eau. Ceci grâce à des machines de gravure toujours plus précises, certes, mais également des architectures permettant d’empiler les transistors et d’évacuer efficacement la chaleur, ainsi que de nouveaux matériaux pour remplacer le silicium, la base des "wafers", ces galettes circulaires sur lesquels sont gravées les puces. Quelque 5 500 personnes consacrent leurs journées à tous ces travaux à Louvain, qui, ce n’est pas un hasard, est aussi un campus universitaire reconnu mondialement. Le lieu, un parc joliment boisé en périphérie de la ville, regorge de talents dans les nanotechnologies et les sciences informatiques. Luc van den hove lui-même traverse parfois la forêt pour enseigner dans l’ingénierie.
Au coeur du "joyau"
Mais les étudiants ne sont évidemment pas les seuls intéressés par l’Imec et sa loi de Moore. "Toutes les compagnies impliquées dans les semi-conducteurs viennent tester leurs procédures ici", informe le directeur du centre, Luc Van den hove, depuis la Tour Imec, une haute structure en verre surplombant la zone. Bien aidé par sa proximité avec le néerlandais ASML - né la même année -, le leader dans la conception de machines de fabrication des puces situé dans le Brabant- Septentrional voisin, l’Imec a développé une "salle blanche" de référence dans le milieu où se trouvent tous les outils de pointe. Dont, bien sûr, les immenses appareils de gravure par lithographie par extrême ultraviolet d’ASML. Une rareté qui attire les plus grandes superpuissances. Des fondeurs asiatiques comme TSMC ou Samsung et des designers aussi prestigieux, aux Etats-Unis, que Nvidia et Apple, se pressent régulièrement à l’Imec pour les manipuler, comme dans une cuisine ou un garage. Un endroit "neutre", ouvert 24 heures sur 24. Indispensable. Les coûts immenses à chaque étape de fabrication d’une puce - chaque secteur de la conception à la production en passant par le packaging nécessite des milliards de dollars d’investissements - rendent l’incertitude inenvisageable. "Les professionnels viennent ici s’assurer que leur stratégie est la bonne, ou auquel cas, la modifie", souligne un guide. Avec à la clef, de belles économies.
Des petits personnages blancs, masqués de la tête aux pieds circulent dans la "cleanroom" avec l’allure et la prudence d’astronautes. Construite sur quatre niveaux, elle est conçue pour résister aux vibrations. Rien qu’une intense circulation sur la route jouxtant l’Imec pourrait perturber les engins qui y sont présents, particulièrement fragiles dû fait de leur degré de précision. Mais le "joyau" de l’Imec, nous dit-on, a dans le monde du microscopique pour principal ennemi "la poussière". De l’air circule en permanence dans la pièce afin d’évacuer la moindre particule étrangère vers des filtres, présents notamment au sol. Chacun des éléments de la pièce des chaises aux cahiers et stylos utilisés est spécialement travaillé pour éviter les saletés, résidus et autres bavures. Même avec ces précautions, un ménage méticuleux est réalisé deux fois par jour. La température, constante, est de 21,5 °C, et son taux d’humidité de 40 %. Ni plus ni moins.
"Un superordinateur dans chaque voiture"
Consciente de son caractère stratégique, l’Union européenne a récemment doté l’Imec d’une subvention de 2,5 milliards d’euros grâce au Chips Act, adopté à la mi-2023. L’enveloppe représente deux fois et demie son budget annuel, majoritairement alimenté par le secteur des semi-conducteurs lui-même. "Ce soutien public nous permet quant à lui d’investir à plus long terme", souffle Luc Van den hove. A penser les puces de demain. Elles ne seront sûrement pas produites sur le continent. Reste que les entreprises européennes, doivent être au contact de ce qui se fait de mieux. Pour les besoins des start-up innovantes, d’une part, mais surtout pour les industries puissantes déjà en place. C’est le cas de l’automobile.
"Demain, on va devoir intégrer un superordinateur dans chaque voiture", estime Luc Van den hove. Il redoute que les grandes marques, de Renault à BMW, ne suivent le chemin de Nokia. Autrement dit, que comme le fabricant de téléphone il y a deux décennies, elles se voient dépassées par de nouveaux concurrents disposant de meilleures technologies et de meilleures puces. La santé, la médecine et la pharmacie… d’autres industries européennes clés sont, par ailleurs, elles aussi demandeuses de puissance de calcul. La demande explose partout. Que se passerait-il si l’on appuyait sur le bouton "pause" de loi de Moore ? Beaucoup ont annoncé - y compris le patron "rockstar" de Nvidia Jensen Huang - sa fin inéluctable, en raison des lois de la physique. A l’Imec, personne n’envisage toutefois cette possibilité. La science gagnera. "Même si les défis sont énormes, ils ne sont pas insurmontables", assure Van den hove. Contrairement aux peintures de la chapelle Sixtine, sur la fresque de l’Imec, les deux index finissent d’ailleurs par se toucher. Grâce à un courant électrique.