Défaite du RN : "L’imaginaire antifasciste reste très puissant en France"
Il est encore bien vivant. Le "front républicain" construit entre les deux tours des élections législatives a fonctionné pour limiter la vague bleu marine à l’Assemblée nationale. Le RN arrive en troisième position, alors qu’il se voyait déjà à Matignon. En cause, le jeu des désistements, avec la suppression d’une grande partie des 306 triangulaires. Au second tour, les électeurs du Nouveau Front populaire se sont reportés en masse sur Ensemble ou LR face au RN. Ceux du camp présidentiel ont également eu ce réflexe de barrage, mais seulement quand le candidat du NFP n’était pas un candidat LFI. Pour expliquer la survie de cette culture du "cordon sanitaire", L’Express a interrogé Philippe Raynaud, professeur émérite de science politique à l’université Panthéon-Assas, membre de l’Institut universitaire de France.
L’Express : Comment expliquer que le "front républicain" ait fonctionné aussi efficacement contre le Rassemblement national ?
Philippe Raynaud : Il fonctionne en France parce qu’il n’y a que dans notre pays où l’on essaie vraiment de le mettre en œuvre. Il tient à la structuration du système français. Chez la plupart de nos voisins européens, l’extrême droite a été contenue plus ou moins par le fait que les partis de droite et même, dans les cas scandinaves, de gauche, ont explicitement pris en compte un certain nombre de demandes populistes. Ensuite, l’extrême droite intervient là-bas dans des systèmes politiques où le mode de scrutin est la proportionnelle et où la pratique est celle des coalitions. Ces partis comptent dans le jeu politique très exactement pour ce qu’ils représentent. Ils sont donc plus ou moins intégrés dans le système politique. En France, il n’y a rien de tout ça, et on oublie d’ailleurs que le propre des barrages… c’est de faire monter les niveaux par la suite.
N’y a-t-il pas également une tradition historique dans la survie de ce front républicain ?
La profondeur historique de ce vote est à prendre en compte. Dans l’imaginaire politique français, il y a une asymétrie profonde entre l’extrême droite et l’extrême gauche. Cela remonte assez loin, à la période thermidorienne, après la Révolution. Il y a toujours eu, dans la politique française, une tendance, dans les courants républicains, à considérer que l’on ne veut ni de l’extrême droite ni de l’extrême gauche, mais qu’à tout prendre, si l’on doit marginaliser la première, on peut s’accorder avec la deuxième. Cela s’est longtemps traduit par quelque chose de très significatif qui continue à jouer : le mode de scrutin fonctionne depuis des années de telle manière qu’il exclut le Rassemblement national mais pas le Parti communiste ni La France insoumise.
Cela reflète l’intensité du rejet de l’extrême droite dans notre pays, où, dans l’imaginaire national, son refus est plus fort que celui de l’extrême gauche. La culture française trace un arc républicain entre l’extrême gauche et la droite. Les références politiques ne sont peut-être pas présentes dans l’esprit des gens, mais ce poids historique joue. Il semble que la majeure partie de l’électorat du centre macronien, et même une bonne partie des Républicains, a accepté de voter pour la gauche au second tour.
Qu’est-ce que cela signifie selon vous ?
Cela signe pour moi une vraie particularité de notre culture qui fait que, même si la gauche perd des points, l’imaginaire politique français reste plus à gauche qu’à droite. Je ne crois pas à cette idée d’une droitisation de la société française. Prenons l’exemple de l’immigration : 70 % des Français disent qu’ils souhaitent une politique d’immigration proche de celle du Rassemblement national, alors même que la majorité d’entre eux ne veut à aucun prix être gouverné par le RN. Les affects sont moindres par rapport à ce qui semble être des normes morales.
Lorsque le RN fait campagne, il ne peut d’ailleurs pas le faire sur des thèmes liés à l’extrême droite. Son recul au deuxième tour est probablement lié au fait qu’ils ont relancé des sujets liés à un positionnement à l’extrême droite, comme la question de l’accès à certains postes par des binationaux. Quand on dit que les progrès du RN sont liés à la dédiabolisation, cela veut dire très exactement cela. Si l’on veut déconstruire sa politique, on est obligé de montrer que les discours des dirigeants sont en décalage avec leurs convictions intimes.
Pensez-vous que la survie d’un certain héritage politique, avec notamment la panthéonisation récente du résistant communiste Missak Manouchian, ait pu jouer ?
Le cas Manouchian est effectivement intéressant. Dans son discours, le président de la République a insisté sur deux choses. D’abord, que des personnes nées étrangères peuvent faire preuve du plus grand patriotisme qui soit : mourir pour la patrie. Ensuite - et cela m’a frappé - Emmanuel Macron a rattaché l’engagement de Manouchian à sa culture communiste universaliste. C’est très étrange : au moment même où la gauche reprochait à Macron d’être de plus en plus à droite, il énonçait ce discours. Il y a évidemment une part de calcul politique là-dedans - distinguer les communistes de La France insoumise, en l’occurrence - mais il y a autre chose, qui tient à l’imaginaire politique français. Même Edouard Philippe, certainement la personnalité la plus à droite de la Macronie, dit qu’il faut faire un arc républicain du macronisme aux communistes ! Aujourd’hui encore, l’extrême gauche apparaît comme la descendante directe de celle de la Révolution française. On pense qu’elle est dangereuse, certes, qu’il ne faut pas lui donner le pouvoir, d’accord, mais qu’elle constitue une bonne réserve de voix.
Dans certains duels, le report des voix d’Ensemble ou de LR a été pourtant moins important quand un candidat LFI se trouvait face à un candidat RN.
Oui, mais regardez les débats de ces dernières semaines. A l’échelle nationale, il y a quelque chose de difficilement dépassable dans l’esprit de nombre de figures politiques et intellectuelles. Dans une interview donnée il y a quelques jours, Bruno Le Maire a expliqué qu’il était pour le "ni-ni" (Nouveau Front populaire ou Rassemblement national), mais qu’il ne mettait pas sur le même plan LFI et le RN. Le jeu est d’ailleurs assez curieux : dès que des gens prennent position en présentant LFI comme un danger majeur, on les accuse de faire le jeu du RN - et ensuite ces gens-là finissent effectivement par dire qu’ils préfèrent le RN à LFI. C’est arrivé à Alain Finkielkraut, ou à Serge Klarsfeld, récemment.
Quand vous vous éloignez de la ligne antifasciste, en France, vos positions deviennent très incertaines. Regardez ce qui est arrivé à l’équipe de Franc Tireur. Raphaël Enthoven avait suscité beaucoup d’indignation en disant, peut-être sous forme de boutade, qu’il voterait Marine Le Pen dans un second tour contre Jean-Luc Mélenchon. Devant la polémique, il a fait machine arrière. Les personnes qui se disent à gauche et anti-LFI sont au cœur de ces atermoiements. La ligne antifasciste impose des lignes claires toujours indépassables. Pour l’instant, elles tiennent. Mais il peut y avoir des crises.
Pensez-vous que le front républicain puisse encore continuer après ces élections ?
Les vrais moments politiques se produisent quand l’improbable a lieu. Imaginons que Macron désigne un Premier ministre de gauche, dont le programme est de défaire tout ce qu’il a fait jusqu’ici. La réforme des retraites - très impopulaire, cela étant dit - mais aussi la loi sur l’immigration, celle sur le séparatisme. Si vous avez un gouvernement de gauche minoritaire qui s’oriente dans cette direction pendant un ou deux ans, vous pourriez atteindre un point de rupture. Le cordon sanitaire marche, mais le résultat du barrage est que la vague monte de plus en plus. Bien entendu, le scrutin majoritaire à deux tours fait qu’il faut une majorité pour gagner. Mais la vérité, c’est que le RN monte dans tous les milieux et dans toutes les régions. Ce parti, qui n’existait pas sous cette forme il y a dix ans, est battu à 45 ou 46 %. Il peut encore progresser. En toute logique, pour qu’il s’arrête de monter, il faudrait une coalition assez solide de gens qui n’aiment ni La France insoumise ni le Rassemblement national.
Coalition, tripartisme… Serait-on revenu à la IVe République ?
En ce moment, on évoque effectivement beaucoup la IVe République. Dans les premières années, le RPF, réuni autour de De Gaulle, était monté très haut - dans les voix et les sièges -, mais était retombé ensuite parce qu’il était incapable de gouverner : le système politique fonctionnait avec une alternance allant de la SFIO [ancêtre du parti socialiste] à des gens très à droite. Le RPF a donc décliné pour deux raisons : d’abord car le système électoral était celui de la proportionnelle, et ensuite parce qu’il était entendu entre la SFIO et les démocrates chrétiens qu’il fallait gouverner ensemble - dans le sens où ces forces politiques s’inscrivaient dans une logique d’alternance. Aujourd’hui, rien de tout cela n’est admis. Dans la situation de blocage actuel, je ne vois pas pourquoi le RN baisserait.
En outre, nous sommes face à une situation nouvelle : jusqu’ici, le front républicain fonctionnait car il signifiait seulement que tous les partis s’entendaient pour exclure l’extrême droite. Or hier, Jean-Luc Mélenchon a déclaré que, même si sa formation politique avait obtenu 30 % des sièges - contre 26 % pour le centre -, il allait accomplir la totalité de son programme. Ce n’est pas quelque chose que l’on voyait auparavant !
Si vous rentrez dans un système où les électeurs de droite doivent voter moralement contre l’extrême droite mais qu’en plus ils doivent accepter un programme très à gauche, je ne suis pas sûr que le cordon sanitaire tienne très longtemps.
Ne pourrait-on cependant pas pointer que les électeurs de gauche ayant fait barrage au second tour de l’élection présidentielle en 2022 se trouvaient dans une situation similaire ? Emmanuel Macron avait dit : "ce vote m’oblige", et n’a pas semblé mener une politique du goût de ces électeurs…
C’est différent. En 2022, Macron arrivait à 28 % des voix au premier tour. La situation de la présidentielle puis des législatives est une situation dans laquelle Macron, de son point de vue, a donné plus de gages à la gauche compte tenu de ce qu’il avait l’intention de faire. Electoralement, la gauche était malgré tout minoritaire. Ils avaient perdu de tous les points de vue, y compris aux législatives. Pour quelle raison Macron aurait-il dû être plus à gauche qu’il ne l’était ? Le problème était son incapacité à associer la droite à sa politique.
Cela étant dit, il y a quelque chose de vrai : le système actuel, avec sa tripartition des forces, sera frustrant dans les années à venir. Le front républicain marchait tant qu’il permettait de faire vivre un système d’alternance gauche-droite dans lequel l’extrême gauche était exclue. Cela voulait dire que la droite devait faire plus de concessions que la gauche. Mais à partir du moment où le système devient tripartite, cela est impossible.
Sous les IIIe et IVe Républiques, il y avait bien l’équivalent du front républicain, qui s’appelait la "Défense républicaine". Cela voulait dire que la droite était affaiblie mais que l’extrême gauche était exclue du pouvoir. L’étiquette de Nouveau Front populaire d’aujourd’hui est un peu baroque. La seule chose qui la fait vivre, c’est l’imaginaire antifasciste, qui prolonge celui de la Révolution française.
Dans le Nord et autour de l’arc méditerranéen, le RN a remporté de larges victoires. Pourquoi le front républicain ne fonctionne-t-il plus dans ces régions ?
Depuis vingt ans, la réussite de Marine Le Pen a nettement "deux jambes". Elle s’est construit un électorat dans le Midi qui repose sur des passions de droites simples, liées à la question de la peur de l’étranger. Le programme social du RN n’est pas au premier plan, parce que les revendications sociales sont portées par une gauche minoritaire. C’est pour cela que l’alliance avec Ciotti s’est faite naturellement. L’électorat du Midi n’est pas traditionnellement à droite, mais on assiste à un déclin indiscutable de la gauche. Dans le Nord, Marine Le Pen a construit un programme social. Cette stratégie avait une force et une faiblesse. La force était d’élargir l’électorat du RN, passé de 15 à 25 %. L’inconvénient était que, jusqu’à présent, cela faisait peur à l’électorat de droite et interdisait donc les alliances au second tour. Mais cela se fissure. A partir du moment où le RN a commencé à comprendre qu’il pouvait arriver au pouvoir, il a mis de l’eau dans son vin pour attirer les électeurs de droite classique.
Pensez-vous que le RN soit durablement confronté à ce "plafond de verre" ?
Dans cette question, il y a deux interrogations. La première est géographique. La seconde, idéologique. D’abord, observons que, dans les grandes villes et les métropoles, le RN reste très marginal. Pour conquérir le pouvoir, il faudrait qu’il parvienne à avoir un électorat de centre-ville, notamment de Parisiens. Un parti qui ne représente rien dans la capitale peut difficilement gouverner.
D’autre part, on ne sait pas ce que vont devenir les clivages idéologiques en France. Pour l’instant, ce n’est pas très net, notamment parce que le RN a abandonné dans son discours explicite des pans entiers de l’idéologie d’extrême droite traditionnelle et que la gauche ne veut pas s’en apercevoir. Le RN est moins conservateur sur les questions sociétales que Meloni en Italie, mais, inversement, ils sont beaucoup plus radicaux sur les questions de politique extérieure. Son évolution dans les prochaines années sera déterminante.