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Июль
2024

Pierre-Henri Tavoillot : "Le mépris à l’égard des électeurs RN peut avoir de sérieuses conséquences"

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Comment en sommes-nous arrivés-là ? La question ne cesse d’agiter le débat public français et, pourtant, Pierre-Henri Tavoillot, philosophe et enseignant à Sorbonne Université, rappelle que la crise politique actuelle, faite d’impuissance publique et de sentiment de dépossession, n’est ni récente ni circonscrite à la France : "L’ensemble des démocraties libérales, en Europe et même aux Etats-Unis, sont troublées par les mêmes désordres depuis des décennies."

"Tous les scénarios qui s’offrent à nous sont négatifs. Il n’y aura aucune raison de se réjouir quelle que soit l’issue du second tour", estime Pierre-Henri Tavoillot. Mais, face au degré d’adhésion dont jouit aujourd’hui le Rassemblement national, le philosophe juge "préférable que celui-ci obtienne une majorité absolue", et s’en explique. Entretien.

L’Express : Comment qualifieriez-vous la crise politique que nous vivons ?

Pierre-Henri Tavoillot : D’ancienne, pour commencer. La dissolution de l’Assemblée nationale (et tout ce qui en découle) n’est qu’une péripétie, l’émanation d’une crise beaucoup plus profonde se caractérisant, je crois, par deux aspects : l’impuissance publique (l’impression, à tort ou à raison, que l’Etat ne peut plus rien) et le sentiment de dépossession. C’est-à-dire l’impression, pour une partie grandissante de la population, de se trouver refoulée hors du champ démocratique, et que la politique ne peut plus rien pour elle.

L’émergence des gilets jaunes, qui avait véritablement révélé le clivage entre les métropoles et les "territoires", était déjà une illustration de cette crise. Cela étant, si grave soit le moment que nous traversons en France, il faut garder à l’esprit que l’ensemble des démocraties libérales, en Europe et même aux Etats-Unis, sont troublées par les mêmes désordres depuis des décennies…

Ce type de crise est-il intrinsèque aux démocraties libérales ?

Les démocraties libérales reposent sur un subtil équilibre entre "demos", le "peuple", et "cratos", le "pouvoir", qu’elles parviennent à réconcilier par l’Etat de droit. Ce qui implique de veiller à ce qu’il n’y ait ni trop de demos – c’est le rôle du régime représentatif – ni trop de cratos – grâce à la séparation des pouvoirs et l’existence de contre-pouvoirs. Mais ce fragile équilibre peut se dérégler du fait de deux tentations inverses : on voudrait à la fois que l’Etat grossisse, pour mieux nous protéger, et qu’il maigrisse, quand il s’agit de payer ses impôts.

Je crois néanmoins que c’est l’incapacité politique qui l’emporte aujourd’hui sur le déficit d’inclusion des citoyens. Le triomphe d’un droit obèse et illisible, l’empire des normes, la complexité et l’intrication de tous les dossiers, l’hypermédiatisation, l’ultra-individualisme… Tout cela réduit la marge de manœuvre politique à peau de chagrin.

Les démocraties libérales, à commencer par la France, ont les moyens de reprendre leur destin en main, ne serait-ce qu’en appliquant les lois qui existent.

Face à ce dérèglement, de nombreuses démocraties libérales sont tentées de céder à deux scénarios : dans un cas, beaucoup de demos et peu de cratos – ce que j’appelle la démocratie radicale, le modèle vers lequel tend La France insoumise. Dans l’autre, plus de cratos et moins de demos, soit une démocratie illibérale, comme semble le prôner le Rassemblement national. La position centriste tente de garder un équilibre, mais qui est aujourd’hui défaillant sur les questions régaliennes : sécurité, autorité, immigration.

Nous n’assistons donc pas à une crise de la représentation politique ?

Non, je ne le pense pas. En réalité, la capacité d’expression des individus n’a jamais été aussi vaste qu’aujourd’hui : tout le monde peut donner son avis sur tout et sur n’importe quoi. Jamais les élus n’ont été tant attentifs aux moindres soupirs des citoyens, via les sondages. Mais tout cela a un prix : la fragmentation de l’espace public en bulles hétérogènes et la dilution de l’intérêt général. Par ailleurs, les élections sont fréquentes, mais elles semblent inutiles, quand on voit qu’une minorité active, maîtrisant l’art du coup d’éclat, est plus efficace qu’une majorité votante pour bloquer une décision. Ajoutons que les politiques eux-mêmes avouent leur impuissance sur quasiment tous les sujets régaliens : sécurité, immigration, atteintes à la laïcité… D’où la tentation de l’illibéralisme chez certains. C’est très regrettable, car les démocraties libérales, à commencer par la France, ont les moyens de reprendre leur destin en main, ne serait-ce qu’en appliquant les lois qui existent.

Comment ?

Je crois que l’un des problèmes majeurs auxquels est confronté le pouvoir aujourd’hui se situe dans le fait que le politique a totalement déserté la politique, laissant l’appréciation des dossiers clés à la merci de la morale, du juridique, de l’économique et de l’administratif. Ça n’est pas un hasard, je crois, si Gabriel Attal a été si populaire à son arrivée au ministère de l’Education avec sa décision sur l’abaya ; puis, à Matignon, par son contact direct avec les agriculteurs en colère.

Il faudrait donc se remettre à hiérarchiser les priorités, et à faire… de la politique ! La question migratoire est par exemple systématiquement traitée sous un prisme moralisant – certains voient dans le simple fait de s’en saisir la marque du "fascisme". Jamais dans l’histoire de France l’immigration n’a été déconnectée de l’intérêt national : il fallait recruter des soldats et/ou des travailleurs. Même le droit d’asile en 1792 a été conçu au départ comme l’accueil des amis de la liberté, c’est-à-dire des alliés de la France.

Il ne faut pas être naïf sur le pedigree du Rassemblement national.

C’est seulement à partir de 1978, avec l’arrêt du Conseil d’Etat sur le regroupement familial, que l’immigration devient une affaire de droits individuels coupée des considérations d’intérêt national. A l’époque, la gauche s’en émeut : Georges Marchais dénonce l’absence de contrôle des flux ; François Mitterrand appelle en 1982 à reprendre la main sur l’immigration. Mais le sujet est sottement laissé à l’abandon : ou plutôt laissé à la bonne conscience d’un accueil sans limite et à la xénophobie du Front national, qui en fera ses choux gras. Il n’y a pourtant rien de plus politique ni de plus démocratique, pour une nation, que de décider qui accueillir ou pas.

Reste que le Rassemblement national semble aujourd’hui en capacité de convaincre 10,6 millions de Français. Certains considèrent que le parti a fait sa mue, au point de se demander s’il est toujours pertinent de le qualifier d’extrême droite…

Si l’on se réfère à la philosophie politique, il faut repenser les différentes appellations des partis. Dernièrement, j’ai souvent vu convoquée la décision qu’avait prise en mars le Conseil d’Etat lors du scrutin des sénatoriales – selon laquelle le Rassemblement national peut bien être qualifié d’extrême droite, à l’inverse de La France insoumise qui ne serait pas d’extrême gauche. C’est vraiment le degré zéro de l’analyse. Et, au passage, la confirmation de ce que je disais plus tôt – à savoir que la politique est tellement dévalorisée que tout le monde s’en remet au droit. Cette décision était purement contextuelle, et n’a de valeur que pour le scrutin sur lequel le Conseil d’Etat s’exprimait.

Mais, pour en revenir à la philosophie politique, mon domaine, le Rassemblement national tend effectivement à s’éloigner de l’extrême droite, tout en étant de plus en plus illibéral et autoritaire, tandis que La France insoumise, elle, se rapproche de l’extrême gauche.

Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?

Je reconnais que c’est déconcertant. Mais si l’on prend la définition traditionnelle de l’extrême droite, cela implique un antiparlementarisme, la nostalgie d’une société organique avec l’idée d’une révolution conservatrice – tout changer pour que rien ne change –, et enfin l’ambition d’une pureté ethnique du peuple – les purs et les impurs. Le RN rentre-t-il aujourd’hui dans cette définition ? Si l’on regarde les choses honnêtement, je pense que ce n’est pas le cas.

Prenons maintenant les marqueurs de l’extrême gauche. D’abord, la détestation du capitalisme et de la démocratie représentative bourgeoise. Ensuite, une logique révolutionnaire, antiréformiste et progressiste avec tout ce que cela engage – à savoir une avant-garde révolutionnaire destinée à guider le bon peuple. Et ce bon peuple – troisième critère –, ne se distingue pas comme à l’extrême droite entre les purs et les impurs, mais entre les gros et les petits, bourgeois et prolétariat, qui, soit dit en passant, a quitté la gauche pour le RN. Cette vision binaire du peuple est d’ailleurs ce qui permet, d’un côté comme de l’autre des extrêmes, à une forme d’antisémitisme de s’exprimer. A l’extrême droite, les juifs sont jugés impurs, selon le principe de recherche d’une pureté ethnique du peuple. Et, à l’extrême gauche, la détestation des "gros" par rapport aux "petits" peut aussi conduire à faire l’amalgame entre "richesse" et judéité.

Ne craignez-vous pas que revenir sur l’appellation historique du Rassemblement national ne fasse le jeu de sa stratégie de "dédiabolisation" ?

Je dirais deux choses : d’abord, qu’il ne faut effectivement pas être naïf sur le pedigree du Rassemblement national. Je parle d’une tendance, au vu de sa vitrine actuelle, mais je ne me fais pas d’illusions. Comme je l’ai dit, le RN tend dans le même temps vers l’illibéralisme et la logique autoritaire. Cela étant dit, je ne suis pas dans le "ni-ni". A titre personnel, je ne pense pas que La France insoumise et le RN se valent en termes de danger. De mon point de vue, les signes les plus inquiétants pour les institutions, à ce jour, se trouvent du côté de La France insoumise – un parti qui ne cesse de vouloir pourrir le débat parlementaire et a cédé à plusieurs reprises à l’antisémitisme en affichant son soutien à l’islamisme radical.

Un parti comme le Rassemblement national, marqué par des décennies d’antisémitisme, illibéral et autoritaire, ne serait donc pas une menace pour l’Etat de droit ?

Bien sûr que si. Que les choses soient claires : tous les scénarios qui s’offrent à nous sont négatifs. Il n’y aura aucune raison de se réjouir quelle que soit l’issue du second tour. La question est de savoir qu’elle est la moins pire des catastrophes. Et, au stade où nous en sommes, avec le degré d’adhésion dont jouit aujourd’hui le RN, je pense qu’il est préférable que celui-ci obtienne une majorité absolue. Je m’explique : premièrement, le parti serait étroitement surveillé par une partie des LR [Les Républicains], qui pourraient donc le mettre en minorité au besoin. Autre sécurité : dans un an, il sera de nouveau possible de dissoudre l’Assemblée. Et puis il y a tous les moyens inhérents à la démocratie : entre le Conseil d’Etat, le Conseil constitutionnel, le Sénat, le président en gardien des institutions, les bornes susceptibles de contenir d’éventuels égarements du RN sont nombreuses en France…

Le scénario d’une majorité relative n’est-il pas préférable ?

Une majorité relative risque de compliquer la tâche du gouvernement, en rendant l’entente extrêmement difficile, voire impossible. Dans le pire des cas, celui d’une incapacité à gouverner, on pourrait bien s’attendre à de nouvelles élections anticipées… Et là, Marine Le Pen aurait toutes les chances d’être donnée gagnante, ce qui reviendrait cette fois à donner les pleins pouvoirs au RN.

Quant à aller jusqu’à imaginer une majorité écrasante pour le Nouveau Front populaire, c’est non seulement improbable, mais intenable, tant les forces qui le composent ne sont d’accord sur rien, à part faire barrage et distribuer les candidatures.

N’est-ce pas un pari risqué ?

Je me fie au principe de réalité. Je crois que si nous voulons éviter un scénario "guerre civile", il faut arrêter de prendre les 10,6 millions d’électeurs du Rassemblement national pour des idiots, et regarder la réalité telle qu’elle est. En toute probabilité, l’arrivée d’un parti comme celui-ci au pouvoir va forcément accentuer les divisions, susciter des blocages. Pas forcément institutionnels, mais d’une partie des forces vives du pays… Que le RN tente de réformer l’enseignement supérieur, et il va être reçu par mes chers collègues. [Rires.]

Emmanuel Macron aurait dû reconnaître ses erreurs, reprendre contact avec le peuple pour emmagasiner à nouveau de la légitimité.

Stratégiquement, le fait qu’un parti antisystème entre dans le système est un mauvais service à lui rendre. Bien sûr, il y a aussi la possibilité pour que le RN, arrivé au pouvoir, se "recentre" dans une version RPR/Pasqua ou Giorgia Meloni, mais au vu du pedigree de certains des députés et lieutenants, cela n’est absolument pas garanti.

Pensez-vous qu’il soit encore pertinent de parler du vote RN comme d’un vote de colère et non d’adhésion ?

J’ai le sentiment qu’il s’agit désormais pour beaucoup d’un vote d’adhésion, ce qui n’est pas synonyme d’enthousiasme. Rien de comparable avec les années 1980 à gauche quand Mitterrand promettait de "changer la vie".

Je l’ai vu chez des agriculteurs et des élus qui votent pour ce parti. On est loin de l’image des gentils imbéciles trop en colère pour réfléchir que certains se font de cet électorat : leur vote est pensé, informé, guidé par le sentiment que personne ne peut répondre à leur demande, parce que, quel que soit le parti, il sera noyé sous les normes, comme eux, donc qu’il ne pourra rien faire de plus. Le RN leur promet du changement, c’est ce qu’ils demandent… Mais sans trop d’illusions sur le succès.

Vous avez souvent dit que les démocraties étaient plus faciles à gouverner en temps de crise… Au vu de celle que nous vivons aujourd’hui, en êtes-vous sûr ?

Pour gouverner un pays en crise, il faut un gouvernement. Or c’est tout le problème qui se pose aujourd’hui. Pour être franc, lorsque j’entends qu’il faut faire "barrage au RN", je suis inquiet. Car le message que certains mettent derrière ce slogan, c’est 1) qu’il faut faire barrage à la constitution d’un gouvernement et 2) qu’il faut faire barrage à 10,6 millions d’électeurs. C’est une déclaration de haine aux électeurs lepénistes assortie d’un appel ému et vibrant au "rassemblement de tous les Français". Comprenne qui pourra. Quand Emmanuel Macron parle, concernant le ralliement d’Eric Ciotti au RN, d’un "pacte du diable", se rend-il compte qu’il considère donc ces électeurs comme des suppôts du diable, des idiots ou des salauds ? Ce mépris globalisé à l’égard de l’électorat lepéniste peut avoir de sérieuses conséquences, et donc rendre la tâche de gouverner très, très difficile…

Quelle est la principale erreur commise par Emmanuel Macron ?

L’inexistence de sa campagne en vue d’un second mandat. Et partant, son absence de reddition de comptes. Il aurait dû faire exactement l’inverse au vu de son déficit de popularité. Reconnaître ses erreurs, reprendre contact avec le peuple pour emmagasiner à nouveau de la légitimité, hiérarchiser les priorités, car, sans priorisation, difficile de prendre des décisions, ce qui ajoute à l’impuissance publique. Je ne pense pas que cela aurait contenu la crise que nous vivons, mais il avait une chance. Il ne l’a pas saisie. Mais tout montre que ce n’est pas là son logiciel.