Bardella, les raisons de son succès sur TikTok : "Il arrive à toucher des jeunes pas encore politisés"
"Vous n’avez pas une pomme ?". Dans une récente vidéo publiée sur TikTok, Jordan Bardella réclame un fruit, le nettoie consciencieusement avant de croquer dedans à pleines dents. Quelques sourires et clin d’œil caméra plus tard, la séquence d'une trentaine de secondes est complète. Elle a été vue à ce jour plus de 4 millions de fois, et elle résume bien la popularité dont jouit le président du Rassemblement national sur le réseau social d’origine chinoise. Malgré, donc, l’apparente futilité de la scène.
Que cela dit-il, à la veille d’un second tour des élections législatives déterminant ? Tristan Boursier, docteur en science politique et chercheur associé au Centre de recherches politiques de Sciences Po, analyse les ressorts du succès de Jordan Bardella sur la plateforme, qui ne doit rien au hasard. Celui-ci découle d’une stratégie mûrement réfléchie, et d’une présence en ligne relativement ancienne de l’extrême droite.
L’Express : Sur X, sur TikTok ou encore YouTube, les contenus d’extrême droite génèrent beaucoup d’audience. Jordan Bardella, le leader RN, est le politique français le plus suivi sur la plateforme ultra-virale d’origine chinoise. Comment expliquer que cette famille politique soit aussi puissante en ligne ?
Tristan Boursier : Traditionnellement, l’extrême droite est une des premières forces politiques, en tout cas en France, à s’être mobilisée en ligne avant les médias sociaux, sur des sites Internet ou encore des forums. Cela s’explique tout bonnement par les besoins de développer des canaux alternatifs sur lesquels s’exprimer pleinement. Compte tenu des idées politiques qu’elle défend, et qui avaient encore tendance à être marginalisées il y a 20 ans, l’extrême droite était globalement absente des chaînes de télévision grand public. Ça, c’est juste d’un point de vue historique.
Ensuite, aujourd’hui, elle a développé de nouvelles stratégies en ligne, notamment dans la manière de créer le contenu. Ce milieu a d’abord été influencé par des individus comme Dieudonné puis Alain Soral, avec de longues vidéos, une posture revendiquée comme intellectuelle et un montage extrêmement sobre face caméra. Un tournant a lieu autour de 2015, sous l’influence de l’alt-right américaine, avec des vidéos beaucoup plus courtes, un montage épileptique avec de la musique, la mobilisation de la culture web aussi, avec des "mèmes", des références aux mangas ainsi qu’aux jeux vidéo. Des vidéastes comme "Le Raptor" incarnent cette transformation, qui a suscité plus d’engagement sur les réseaux dits "mainstream". Ce dernier a par ailleurs été l’un des premiers à se servir de l’humour comme levier mobilisateur.
Un humour qui permettait d’avoir des propos très violents et de les rendre plus acceptables. C’est à la fois rire de la violence et une violence du rire, une sorte d’imbrication entre les deux. Grâce au trolling - une façon de rire en faisant croire que l’on ne pense pas vraiment ce que l’on dit - ce type d’influenceurs a tenu des propos racistes, homophobes ou sexistes. C’est évidemment une stratégie réfléchie, car les sujets abordés étaient récurrents et les personnes visées toujours les mêmes.
Ces ficelles sont-elles aujourd’hui utilisées par Jordan Bardella sur TikTok, lui qui revendique d’ailleurs dès qu’il le peut son passé de "gamer" ?
C’est tout de même un politicien professionnel, donc il doit rester à distance de cette sphère d’influence d’extrême droite à la parole beaucoup plus décomplexée. Mais c’est un peu un jeu de dupes, incarné par ce que l’on appelle le le dog whistle (NDLR : appel du pied). Il doit montrer à ces personnes qui regardent ces vidéos qu’il les a entendues et en même temps ne pas le faire trop ouvertement, sinon cela pourrait lui coûter sa popularité, sa crédibilité. Donc ce n’est pas le même type d’humour que les influenceurs mentionnés.
Pour Jordan Bardella, il s’agit surtout de se rendre sympathique, en se mettant en scène dans des situations où il a l’air authentique. On a l’impression de suivre sa vie privée et on a tendance à oublier son programme politique, son projet. Le but est de susciter de l’amusement - l’humour est en cela un puissant lien parasocial - mais parfois aussi de l’indignation ou de la colère. Car, en une minute, il est de toute manière impossible de développer des idées très claires. Le gauche procède de la même manière, par exemple avec Manon Aubry, mais le programme et les idées sont souvent davantage mis en avant. Ce qui finalement génère moins de réactions, moins d’engagement.
@lexpress Jordan Bardella est déjà une célébrité sur TikTok. Un réseau social qu'il utilise bien mieux que la plupart de ses rivaux politiques. C'est la troisième personnalité politique la plus suivie du pays sur ce réseau. Alors à L'Express, nous nous sommes intéressés de près à ces vidéos et à ce qu'elles disent du président du Rassemblement national. Rn Bardella politique tiktok sinformersurtiktok #apprendresurtitkok
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Emmanuel Macron, comme candidat à l’élection présidentielle, en 2017, utilisait ce type de ressorts : ses équipes et des journalistes l’ont suivi dans des moments intimes, personnels, parfois amusants, comme lorsqu’il commande son "cordon-bleu" à la cantine. Qu’est-ce qui est différent avec Bardella ?
Déjà, Jordan Bardella exploite beaucoup plus les réseaux sociaux qu’Emmanuel Macron, en termes de nombre de vidéos et de présence tout court. Il est sur quasiment toutes les plateformes, de TikTok à LinkedIn. Par ailleurs, Emmanuel Macron venait de nulle part, il n’avait pas de base, pas de sphère militante en ligne préexistante, tandis que Jordan Bardella a cette galaxie d’influenceurs déjà installée depuis plusieurs années. C’est sans doute pour cela que ses vidéos ont une résonance plus forte que celle d’un autre politique arrivant sur un autre segment idéologique où il n’y aurait pas de sphère d’influence en place.
La popularité de Jordan Bardella sur TikTok se traduit-elle inévitablement en votes ?
C’est la grande question, car on ne dispose aujourd’hui que de preuves indirectes en corrélant le vote de la jeunesse, très présente sur ce type de plateforme, et le vote Bardella aux européennes ou aux législatives. Je suis en train de mener des recherches où j’interroge des jeunes qui regardent ces vidéos directement pour essayer de retracer leur parcours de politisation. A date - cela reste évidemment à confirmer - il semble que ces vidéos arrivent à capter des jeunes qui ne sont pas intéressés par la politique. Ils se politisent donc grâce à ces vidéos qui a priori ne sont pas politiques, mais qui de fil en aiguille, via le jeu des algorithmes, vont les inciter à regarder d’autres vidéos qui elles le sont plus clairement, comme celles des influenceurs d’extrême droite.
Ça, c’est quelque chose d’assez nouveau. Avant, la socialisation politique se faisait dans le cadre d’un engagement associatif, de la famille, du syndicalisme parfois aussi. Les réseaux sociaux sont dorénavant un facteur supplémentaire important à prendre en compte. Et plus le temps passé dessus augmente, plus les autres sources d’information servant à la sociabilisation politique tendent à diminuer.
Une éventuelle arrivée à Matignon de Jordan Bardella va-t-elle inverser sa popularité en ligne ?
Difficile à dire, on bascule ici dans la politique-fiction. D’une part, on peut rappeler qu’il y a toujours un handicap d’être en charge. C’est vers le pouvoir que toutes les colères et la responsabilité de ce qui ne va pas sont reportés, sur les réseaux ou hors ligne. On le voit avec l’actuelle majorité et le gouvernement. Si Jordan Bardella accède au pouvoir, j’imagine qu’il aura moins besoin des influenceurs. Ce qui peut se retourner contre lui. Car cette sphère a parfois soutenu des candidats plus radicaux que lui ou Marine Le Pen, à l’image d’Éric Zemmour. Enfin, ses opposants utilisent de plus en plus les mêmes techniques. A gauche, des influenceurs usent déjà de l’humour et de vidéos courtes pour tourner en dérision leurs adversaires politiques.
Dans un article publié sur le site The Conversation, vous évoquez aussi les nouvelles thématiques favorites de l’extrême droite en ligne, afin de toucher toujours plus de personnes. On y retrouve notamment l’antiféminisme.
Ce discours antiféministe a en effet pris de l’ampleur et de premières études nous indiquent qu’il aurait le rôle de porte d’entrée vers un processus de politisation vers l’extrême droite. Des utilisateurs qui étaient exposés à des contenus antiféministes sont ensuite allés consulter des contenus plutôt racistes puis suprémacistes blancs. Comme une sorte de gradation dans la consommation de contenus extrémistes.
Plusieurs choses peuvent l’expliquer : la proportion plus importante de jeunes hommes, par rapport aux jeunes femmes, ignorant les inégalités qui persistent entre les deux sexes. Par la plus grande présence du féminisme aussi, dans les grands médias. Sur Netflix, des séries ou films dépeignent des visions beaucoup plus égalitaristes de la société. Chez certains influenceurs fleurit ainsi l’idée que nous sommes dans une ère post-féministe, qu’il n’y a plus d’inégalité et que justement, ce serait peut-être même les hommes qui seraient désavantagés dans la société. Il y a trois ans, une essayiste ayant écrit un livre sur le coût de la virilité avait été tournée en dérision par de nombreux influenceurs d’extrême droite, avec de lourdes attaques ad hominem.
L’humour était à nouveau mobilisé, en véhiculant des clichés misogynes, en utilisant le champ lexical de la maladie mentale, la prétendue "hystérie" des femmes. Tout ce discours a pris bien plus de place, par rapport à ceux racistes ou encore complotistes. Peut-être, aussi, parce que les plateformes sont bien plus vigilantes aujourd’hui sur ces sujets qu’auparavant, en témoigne la suppression de vidéos comme certaines de l’influenceur d’extrême droite Julien Rochedy. Ce n’est toutefois, pour l’heure, qu’une hypothèse.