“Paris, Texas” : que reste-t-il du chef-d’œuvre de Wim Wenders ?
Une robe-pull en mohair rose, une casquette rouge, le bleu du ciel, le blond ardent d’une chevelure, les accords stridents et slidés d’une guitare de Ry Cooder… Paris, Texas est reconnaissable entre mille. Il suffit de convoquer certaines de ces particules pour que se réactive instantanément son souvenir. L’immédiateté avec laquelle la mémoire en recompose les images, ainsi que la résistance du film au vieillissement, en fait très certainement un objet culte.
Sa Palme d’or en 1984, son succès public et critique (le film est d’ailleurs dédié à la célèbre critique de cinéma Lotte H. Eisner), en ont fait un incontournable pour certain·es, un film consensuel pour d’autres (en 2002, le critique Louis Skorecki le qualifiait de “film de chaman amateur”), avis divers et contrariés qui contribuent à sa légende. Depuis 1984, Paris Texas a traversé le temps et les âges. À l’occasion de sa ressortie en salle dans une toute nouvelle version restaurée et de son quarantième anniversaire, tour d’horizon du chef-d’œuvre de Wim Wenders.
Les États-Unis dans l’œil européen
Wim Wenders, figure du nouveau cinéma allemand des années 1960, a toujours rêvé des États-Unis. Ses films sont bercés de son imaginaire (L’Ami américain, 1977, Hammett, 1982), peuplés de cow-boys errants et traversés de routes sans fin. Sa trilogie du voyage, constituée d’Alice dans les villes (1973), Faux Mouvement (1974) et Au fil du temps (1975), en atteste. Neuf ans plus tard, Paris, Texas vient enrichir la mythologie d’un territoire fantasmé depuis le regard européen d’un cinéaste. Avec son fidèle chef opérateur Robby Muller, assistée d’Agnès Godard, qui deviendra directrice de la photo, et notamment de Claire Denis, assistante-réalisatrice sur le film, il reconfigure les codes du western, en réinvente les paysages, nus ou défigurés par le capitalisme, grands espaces ou camisole mentale pour un personnage qui voudrait oublier, gigantesques aplats de couleurs primaires ; comment ne pas penser au Pierrot le fou de Jean-Luc Godard, au Désert rouge d’Antonioni, au Pop Art d’Andy Warhol ?
En 1982, lors de la production houleuse d’Hammett, Wenders fait la rencontre du dramaturge et comédien Sam Shepard, qui lui présente Motel Chronicles. C’est ce manuscrit qui deviendra plus tard, après plusieurs échanges et une collaboration avec L.M. Kit Carson, acteur, scénariste et père du petit Hunter du film, le scénario de Paris, Texas. Wenders envisage un temps Shepard comme comédien principal avant que celui-ci, engagé sur Les Moissons de la colère de Richard Pearce, ne le pousse à embaucher Harry Dean Stanton, acteur confirmé mais encore discret, à qui le film va offrir une célébrité mondiale. Le comédien de 58 ans, au moment de la sortie du film, partage l’affiche avec la star Nastassja Kinski, à peine 23 ans, qui a déjà travaillé avec Wenders sur Faux Mouvement, premier rôle au cinéma quand elle n’a que 14 ans. L’importante différence d’âge qui sépare Stanton et Kinski s’inscrit dans cet habituel schéma inégalitaire et sexiste entre acteur et actrice; mais complexifie chez Wenders l’asymétrie d’une relation d’une jeune femme et d’un homme fou de jalousie.
Le cinéaste allemand met en scène cet homme immense et muet, trainant son chagrin dans le désert. C’est l’histoire d’un amour nocif, d’une famille disloquée, d’un foyer impossible à rebâtir. Paris, Texas s’offre comme le versant triste, mais apaisé, de cette violence et Wim Wenders filme ce que le cinéma classique nourri de clichés romantiques a peu filmé : l’après-passion, le temps de la réparation, celui de la rédemption. Harry Dean Stanton est ce néo-cowboy abîmé dont la casquette rouge a remplacé le chapeau, quand Nastassja Kinski apparait comme le spectre déréalisé d’une Marilyn Monroe éclatante puis déchue, passée d’un film en Super 8 offrant le bonheur de deux amoureux, à la petite cabine d’un peep show misérable.
De Jacques Demy à Gus Van Sant
Avant Wenders, d’autres cinéastes européens se sont essayés à reconfigurer la légende américaine. En 1969, alors que Jacques Demy est au sommet de sa carrière (il a reçu une Palme d’or pour Les Parapluies de Cherbourg et Les Demoiselles de Rochefort l’a définitivement consacré comme maître de la comédie musicale), le cinéaste nantais s’échappe aux États-Unis pour tourner Model Shop. Celui qui n’a cessé de rêver de Broadway et d’Hollywood et a bâti son univers sur l’illusion inquiète d’un monde féérique perce la bulle du rêve et celle du fantasme pour décrire avec âpreté le quotidien de sa Lola (Anouk Aimée pourtant passée du noir et blanc à la couleur, mais comme fanée par de nouveaux contrastes plus délavés que vifs). Comme Jane Henderson, alias Nastassja Kinski, la jeune femme vêtue d’une cape en froufrou rose bonbon exhibe son corps pour gagner sa vie devant les yeux d’hommes voyeurs, venus la prendre en photo dans ce model shop. Wenders, en admirateur du film, s’en souviendra pour mettre en scène un monde où le rêve américain est mort, où la sensation d’une gueule de bois domine, où la mélancolie tenace des lieux rappelle l’Amérique crépusculaire, inquiétante et tranquille des toiles d’Edward Hopper.
À l’aune des années 2000, l’art du dépouillement à l’œuvre dans la première partie de Paris, Texas, trouve une influence majeure du côté de l’un des cinéastes américains les plus talentueux, Gus Van Sant. Dans Gerry, Casey Affleck et Matt Damon empruntent les pas dessinés par Travis dans le sable du Texas. Le film pousse très loin l’expérience sensorielle et mortifère de la marche, le combat entre l’homme et la nature, entre l’immensément grand et l’immensément petit, dans un film d’une radicalité impressionnante, où le cinéma américain est réduit à un désert géographiquement et symboliquement californien, et donc hollywoodien, dont il faudrait pouvoir tout réinventer. Pour l’anecdote, trois ans plus tard, Gus Van Sant réalisera un parfait anti-biopic autour du leader de Nirvana et icône grunge Kurt Cobain, dont le film préféré est Paris, Texas. Dès sa sortie, le film de Wenders dépasse les frontières du cinéma pour s’immiscer dans la pop culture. C’est en son hommage que la chanteuse Sharleen Spiteri baptisera son groupe Texas quand le songwritter Eliott Smith l’aura lui aussi élu comme film favori.
Aujourd’hui, l’influence de Paris, Texas, et plus généralement celle de Wim Wenders, a trouvé un nouveau souffle du côté d’une jeune génération féminine du cinéma britannique. Dans Scrapper, son premier long, Charlotte Regan orchestre la rencontre d’un jeune père (Harris Dickinson) et d’une fillette (Lola Campbell) qui ne se connaissent pas et filme les liens familiaux comme un apprivoisement qui n’a rien de naturel. Dans une séquence où Jason va chercher la petite Géorgie à l’école, Charlotte Regan cite explicitement une scène similaire de Paris, Texas. Pour éviter de brusquer le jeune garçon, Travis, face au bâtiment, reste de l’autre côté du trottoir. Les deux s’accompagnent sans se rencontrer jusqu’à ce que l’homme se mette à marcher en arrière pour amuser Hunter et peut être aussi rattraper le temps perdu. C’est une autre Charlotte, Wells, qui cite Wim Wenders, mais ici Alice dans les villes, film qui traite aussi de la question de la paternité, et plus particulièrement dans une scène de danse complice, filmée de dos, entre un homme et une petite fille, dans le très plébiscité Aftersun. Enfin, l’empreinte de Paris, Texas semble si tenace qu’elle apparait même dans des films loin de lui. Il n’y a qu’à regarder l’affiche du Ravissement d’Iris Kaltenback, et Hasfia Herzi enfouie dans l’épaisse fourrure d’un manteau rouge-rose, son uniforme et cape de protection, pour voir affleurer son ombre.