Série d’été « Qu’est-ce que le libéralisme ? » – Entretien avec Serge Schweitzer
Cet été, Contrepoints vous propose une série d’entretiens sur le libéralisme avec plusieurs de nos auteurs et des invités spéciaux. Serge Schweitzer est un économiste libertarien, contributeur régulier pour Contrepoints.
Comment définissez-vous le libéralisme ?
Le libéralisme est une philosophie et c’est le libéralisme comme fin, mais c’est également un ensemble de préconisations et procédures et c’est le libéralisme comme moyen. Comme fin, le libéralisme est un regard sur l’action humaine qui a pour guide la raison. Mais également une esthétique de la liberté qui a comme but l’accomplissement de soi-même. C’est enfin l’acceptation que l’ordre social est le résultat d’une architecture spontanée qui a pour origine la coopération volontaire. Comme moyen, le libéralisme se donne pour finalité de libérer de la rareté afin d’arriver à la conquête de son autonomie. La signification de l’économie se cristallise dans la fécondité de l’échange par le service rendu à autrui. Quant à l’outil de l’économie, il consiste à insister sur l’extraordinaire levier de richesses engendrées, éperonné, dopé, stimulé par notre obligation vitale de nous surpasser chaque jour dans un univers de concurrence sous peine d’être évincé.
Vous considérez-vous libéral, et pourquoi ?
Je suis un libéral INTÉGRAL et non modéré, mesuré, sceptique, à moitié, un peu, beaucoup, tiède ou à point etc. Être libéral ou socialiste, il faut choisir. En effet, de deux choses l’une : ou bien les solutions adossées sur la liberté, la responsabilité, la propriété privée sont meilleures, et alors il faut les appliquer en tous lieux, tous temps, toutes occurrences. Ou les solutions étatiques sont plus robustes, et alors il faut les étendre à tous les domaines. La question de la cohérence est centrale. Ou les procédures libérales provoquent des effets indésirables, et il faut les évincer. L’expérience en a été administrée par les économies planifiées au XXe siècle avec les résultats que l’on sait. Ou ce sont les solutions étatiques qui sont plus performantes, et alors il faut les généraliser. L’option en cette matière est dichotomique. Ce n’est pas un peu de marché, beaucoup d’État, ou beaucoup des doses considérables de marché, mais quand même un peu d’État. Ce n’est pas ET qui intellectuellement est cohérent, mais OU. Évidemment, au-delà de la cohérence et la logique intellectuelle et scientifique, on peut et on doit tolérer des ajustements infinitésimaux, mais très vite, c’est au détriment de la cohérence, donc de l’efficacité que les effets pervers iraient en se multipliant.
Quels sont vos auteurs libéraux de référence ?
Locke, Tocqueville, Kant, Mgr Freppel, Boudon, Bourricaud, Atias, Pinker et tant d’autres dans l’ordre des univers des études philosophiques, politiques, sociologiques, juridiques, psychologiques. Ayn Rand est cruciale par son côté intraitable sur l’essentiel : l’individu est l’atome de tout et le tout du tout. Elle n’a qu’une préoccupation, au demeurant la seule qui vaille. Sacrifier sa vie pour les autres doit être un choix libre, non une obligation comme cela le devient dans la réalité quand l’État-providence vole le fruit de votre travail, ou quand l’atmosphère est irrespirable pour celui qui décide de vivre pour son épanouissement. Au demeurant, ce ne sont que ceux qui vivent pour eux, d’où ils tirent leur équilibre, qui peuvent aller vers les autres et apporter une valeur ajoutée aux autres. Seuls ceux qui sont en accord avec eux-mêmes et épanouis peuvent augmenter le bien-être d’autrui.
Chez les économistes, Turgot comprend tout, mais gâche son affaire par des maladresses. Dans des symétries à la française, Say met en ordre et au clair les jaillissements de Smith, fulgurants mais touffus comme des jardins à l’anglaise. Quant à Bastiat il met à la portée de tous et chacun les conclusions des deux premiers, Becker dans le sillage de Mises rend compréhensible l’intégralité des choix et comportements humains. L’exercice est frustrant, car tant d’autres figurent dans toutes les disciplines au Panthéon de la pensée libérale.
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Pourquoi le libéralisme est-il si mal compris en France ?
Pour ne point lasser le lecteur, je ne propose que trois remarques.
D’abord parce que nous sommes un pays qui se pique et prétend à l’intellectualisme. Les vrais intellectuels ont fait les études les plus difficiles et passé les concours les plus sélectifs. Ils ont consacré à l’étude, et non aux loisirs et plaisirs, les meilleures années de leur jeunesse. Ils considèrent alors, avec et depuis Platon, qu’il leur revient de droit de commander à la société, à tout le moins d’être puissamment récompensés de leurs efforts. Or, en économie de marché, c’est la valeur accordée par le client au service rendu qui détermine le montant du revenu. Il s’en déduit qu’un sportif, un marchand de pizzas, ou un fabricant de tee-shirts peut obtenir des gains très supérieurs à un professeur d’université. L’intellectuel, trop souvent, heureusement pas toujours, au lieu d’essayer de comprendre le pourquoi de la situation créée, désigne comme responsable de sa situation – qu’il considère injuste – le système économique dans lequel il vit, voire les structures politiques. Voilà pourquoi ceux qui façonnent l’opinion, mais également élaborent le kit du prêt à penser médian des journalistes et médiateurs, sont hostiles dans une large mesure à un système qu’à l’inverse ils devraient louer pour la raison suivante : les économies de marché ont résolu victorieusement la lutte contre la pénurie. Or, ce n’est qu’à partir de ce moment que la tribu dégage un surplus qu’il peut affecter à des individus qui ne produisent aucune valeur ajoutée stricto sensu, mais qui ont pour rôle d’élaborer la connaissance et nous aider à comprendre l’état de l’univers de quoi vivre. Dans les sociétés pauvres, ce surplus n’existe pas. Le lien n’est pas de corrélation, mais de causalité, entre l’émergence du capitalisme et la naissance des intellectuels comme groupe et corps au XIXe siècle, même si évidemment il y eut avant d’immenses penseurs et savants, peut-être même plus profonds, bien avant qu’intellectuel ne devienne un métier et un statut et qu’on puisse en vivre, même moyennement, mais quand même en vivre, et même en tirer ici gloire, là de l’influence, mais même et encore du pouvoir.
Ensuite, le libéralisme est une doctrine qui rappelle sans cesse que l’ignorance, l’incertitude, l’inconnaissance, la surprise sont les traits structurels et permanents du monde réel. Dit autrement, l’un des messages les plus fondamentaux du libéralisme est que demain est parfaitement imprévisible puisque résultat des actions de l’individu. Or, ces dernières sont évidemment dépendantes de la liberté. Donc nul ne sait ce qu’il va faire demain ou quels évènements vont survenir qui vont changer fondamentalement les décisions initiales que nous imaginions. La grande découverte de l’économie « à l’autrichienne » est de comprendre que l’on ne sait même pas la dimension structurelle de notre ignorance. Nous ne savons même pas que nous ne savons pas. Le fait de dire que l’avenir ne peut pas se découvrir est évidemment une attitude marquée par l’humilité. Ce point de vue n’est guère satisfaisant pour un opportuniste. Prétendre que l’on ne saurait découvrir les contours de l’ordre social de demain, ou de l’avenir de tel ou tel marché privé ôte évidemment toutes chances de devenir le conseiller du prince, ou de l’entrepreneur. Bref, reconnaître que la prédiction de ce qui ne peut être prévu est d’une honnêteté minimale n’arrange guère les affaires de l’intellectuel qui veut réussir, devenir puissant, écouté, reconnu, riche, célèbre, influent, médiatisé. Telle est la deuxième raison pour laquelle les intellectuels, ou du moins ceux qui se prétendent tels, ne prisent guère le libéralisme, la doctrine qui reconnaît que les ingénieurs sociaux et les bâtisseurs de constructions abstraites ne sont en réalité, pour parler franc et clair, que des escrocs.
Enfin, le tournant effectué par Louis XIV est décisif. On sait que, proche de la mort, – la citation après bien des discussions est reconnue exacte –, le roi tout-puissant prononça une phrase qui à elle seule explique la révolution. Le Roi en effet, sur le point de passer, prononça la phrase célèbre : « je m’en vais, mais l’État demeurera toujours ». Au-delà donc de la forme revêtue par les institutions, figé comme dans l’éternité, l’État demeure et ne peut trépasser. Le Français pense qu’il aime la liberté, alors que c’est l’État qu’il aime. Le Gaulois croit qu’il rejette la servitude, alors que depuis Vercingetorix, il recherche des hommes providentiels. Le Français, au prétexte fallacieux d’une égalité mal interprétée, n’aime guère la concurrence qui hiérarchise et classe objectivement les talents, puisque le classement n’est pas le résultat du vote de quelques « experts » faciles à corrompre, mais du plébiscite quotidien de millions de consommateurs, impossible donc à cause de leur nombre à acheter et soudoyer.
Quels seraient les bienfaits de réformes libérales en France ?
Les bienfaits des réformes libérales seraient évidemment immenses. Ce n’est point pétition de principe. C’est la simple constatation que la Grande-Bretagne en 1979 est, selon les propres termes du FMI, « l’homme malade de l’Europe ». Et Thatcher arriva. En 1991, le pays est redevenu une grande puissance prospère et dynamique. L’expérience Reagan est tout autant illustratrice. Mais on oublie trop souvent l’Australie, et plus encore la Nouvelle-Zélande. Mais encore, depuis dix ans, les pays scandinaves. Et malgré son détestable et odieux régime politique, la Chine évidemment est un exemple extraordinaire de ce que peuvent apporter l’adoption et les préconisations des mécanismes et procédures du marché. L’Inde prend le même chemin. Et que dire des pays d’Asie du Sud-Est ? Ou encore de la comparaison de 1945 à 1989 en Europe des résultats entre l’Europe de l’Ouest capitaliste et de l’Est planifiée ?
À la vérité la seule question est : comment se peut -il que des esprits faux et pervers contestent l’incontestable, la réalité, la vérité prouvée ?
Deux réformes libérales prioritaires à mettre en place ?
Sur le type de réformes, je ne saurais exactement me prononcer, car cela serait du constructivisme que de prétendre connaître par avance le résultat des expérimentations institutionnelles et humaines.
Inversement, sur le territoire qui détermine à terme tous les autres, rien n’est plus important, urgent, crucial, décisif que le domaine de l’enseignement. Pas de l’éducation, elle est le privilège exclusif des parents, mais l’instruction relève évidemment des maîtres, donc de l’école. En la matière, il faut éviter et rejeter toute et toute réforme idéologique et préconçue. L’examen sérieux, attentif et sans préjugés des meilleurs systèmes éducatifs au monde démontre que les débats sont intenses. Ils sont justifiés, car le départage des faits demande honnêteté intellectuelle et scrupules scientifiques. Même dans notre pays, les expériences sont contrastées, puisque parmi les incontestables points forts de nos systèmes d’enseignements figurent des institutions à droits de propriété privée, mais aussi à droits de propriété publique (des classes prépas à nos grandes écoles à nos facultés de droit et de médecine, de nos Nobels et médaillés tous issus de cursus étatiques, jusqu’à des zones de maladies très graves, depuis les concours de recrutements jusqu’à la violence dans certains établissements en passant par bien d’autres maux). Bref, expérimentons en laissant les initiatives se multiplier, et le critère de réalité arbitrera et distinguera de jure et de facto le bon grain à replanter de l’ivraie à extirper et évincer.