De quoi “républicain” est-il le nom ?
De Bruno Le Maire à Aurore Bergé, d’Édouard Philippe à François-Xavier Bellamy…, les figures de la droite, de la plus centriste et libérale à la plus nationaliste et raciste, ont prouvé au soir du premier tour des législatives que l’extrême droite au pouvoir incarnait moins un danger à leurs yeux que l’idée que la gauche peuplée de ses Insoumis puisse gagner les élections. Sauf rares exceptions, cette façon de mettre sur le même plan le RN et les Insoumis aura caractérisé l’ultime dérive idéologique d’une droite française déboussolée, prenant prétexte des provocations de Jean-Luc Mélenchon pour disqualifier le Nouveau Front Populaire.
Un mot essoré et maltraité
Face à cette position indigne, la cheffe des Verts, Marine Tondelier, tellement juste et forte durant toute la campagne, a su avec panache remettre à leur place ces soi-disant Républicains, en leur promettant sur France Inter à la fois “le déshonneur et la défaite”. Le front républicain que Marine Tondelier espérait voir exister contre le RN ne pourra donc pas se déployer. Derrière cette défaite morale, se cache en partie l’ambiguïté du mot “républicain” lui-même. Car, alors qu’il est chargé d’un lourd symbole dans l’histoire de France, le mot s’est perdu dans le vortex des usages à géométrie variable qu’en ont fait les politiques depuis des années. Essoré, maltraité, le mot s’est vidé de son sens à force des abus successifs dont il a été l’objet.
Ajusté au “front”, au “sursaut” ou à “l’arc”, on ne sait plus très bien qui en fait partie et qui exclue qui de son espace. “L’arc républicain” proclamé par le cercle perdu de la raison macroniste exclut ainsi une grande partie de la gauche, qui propose pourtant toutes les garanties d’un esprit républicain caractérisé par son attachement aux valeurs d’égalité, de liberté et de fraternité. Bref, on plonge le mot “républicain” dans toutes les sauces possibles, même les plus aigres, comme le raconte le romancier Aurélien Bellanger dans son roman, Les derniers jours du Parti Socialiste, qui sortira à la rentrée, et qui évoque l’histoire du “Printemps Républicain”, synonyme à ses yeux d’une victoire idéologique de la droite. Le “Front républicain” a eu pourtant du sens dans l’histoire : né sous la plume de Jean-Jacques Servan-Schreiber dans L’Express à l’occasion des élections législatives de janvier 1956 afin de contrer le mouvement poujadiste, il s’est plus tard redéployé dans les années 1990 contre le Front National.
Deux traditions républicaines
Front, sursaut, arc, esprit… : si nous ne savons plus partager collectivement le sens du mot “républicain”, c’est en grande partie parce que l’histoire de France est elle-même traversée par une tension structurante sur le sujet, et par beaucoup de malentendus. Car il n’y a pas en France une, mais deux traditions républicaines, comme le rappelait le philosophe Jacques Rancière dans son article “L’ordre républicain d’Emmanuel Macron” dans AOC le 21 avril 2023.
“En 1848 déjà, il y avait la République tout court, celle des royalistes, et la République démocratique et sociale, écrasée par la première sur les barricades de juin 1848, exclue du vote par la loi électorale de 1850 puis à nouveau écrasée par la force en décembre 1851. En 1871, c’est la République des Versaillais qui noyait à son tour dans le sang la république ouvrière de la Commune”. Pour Rancière, l’idéologie “républicaine” que Macron et les sien·nes essaient encore par des jongleries diverses d’associer à des valeurs universalistes, n’est que “l’idéologie officielle de l’ordre policier destiné à assurer le triomphe du capitalisme absolutisé”.
La dénaturation du mot “République”
Depuis des années, des historien·nes comme Michèle Riot-Sarcey (1848, la révolution oubliée, L’émancipation entravée…), des philosophes comme Jean-Fabien Spitz, dans son remarquable essai La République ? Quelles valeurs ? (Gallimard, 2022), mettent en garde contre les captations réductrices dont la République font l’objet de la part de “ceux qui veulent, sous couvert de fidélité à l’inspiration primitive, n’en retenir que la lettre pour en expulser la substance et en imposer une formulation dogmatique en contradiction avec la réalité des sociétés contemporaines – la concentration des richesses, l’inégalité et la domination qui en sont les conséquences”.
De Bruno Le Maire à Édouard Philippe, la droite n’a plus que ce catéchisme moral à la bouche, répandant “un écran de fumée devant la réalité sociale des inégalités et des rapports de dépendance que la République devrait au contraire s’assigner pour tâche de contenir”. En dénaturant le mot “République”, évacuant les questions qui engagent la définition même de la communauté des citoyen·nes – rapports de travail, répartition de la richesse, accès à la santé et à l’éducation, justice fiscale… –, les Républicains autoproclamés, pétris de l’idéologie néolibérale dominante, s’écartent des valeurs de la République, dont la matrice reste le “combat pour une égalité réelle, celle qui restitue à chacun la maîtrise de sa propre existence”. Ce combat-là, c’est Marine Tondelier et ses ami·es qui l’incarnent, adossé·es à un savoir documenté par les sciences sociales, de l’histoire à la philosophie.