Au cœur d’une machinerie infernale
Lundi, une classe de terminale du lycée Albert-Londres et les adhérents du Centre international d’études et de recherches de Vichy (Cierv) ont pu assister à la représentation de la pièce Jouer l’archive, octobre-décembre 1940 .
Une œuvre réalisée à partir d’un document exceptionnel, découvert il y a une trentaine d’années par l’historien de la Seconde Guerre mondiale, Olivier Baruch, spécialiste de l’administration française sous le gouvernement du maréchal Petain.
Il s’agit du verbatim d’une réunion interministérielle qui s’est tenue le 16 décembre 1940 à l’hôtel Thermal-Palace (aujourd’hui hôtel Aletti). Cette réunion avait pour but de faire le point sur l’application de la loi du 3 octobre 1940, portant sur le statut des juifs, et plus particulièrement des dispositions relatives à leur éviction de la Fonction publique.
Deux ans de travailLe travail mené il y a deux ans par des élèves du Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris, sous la direction de leur professeur et metteuse en scène, Keti Irubetagoyena, est à l’origine de ce spectacle. Avec le concours du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris (Cnsmdp).
Depuis, la pièce tourne un peu partout en France, notamment dans les établissements scolaires et les universités. Il sera présenté lors des prochains Rendez-vous de l’histoire qui se tiendront à Blois, du mercredi 9 au dimanche 13 octobre.
Les deux représentations données à Vichy, dont l’une dans les lieux mêmes où se déroula la réunion, ont été possibles grâce au soutien financier de la Fondation Noëlle et Gabriel Péronnet, qui consacre une partie de son action au mécénat culturel.
Sur la scène, ils sont six hauts fonctionnaires autour de la table. La discussion est essentiellement technique et juridique : on est entre gens sérieux et compétents, plusieurs des personnes présentes appartenant aux plus grands corps de l’État, Conseil d’État ou Inspection des Finances.
Les débats sont menés avec autorité par un représentant de la présidence du Conseil. Il s’agit d’être précis, concis et sobre, comme on l’attend de hauts responsables dans une administration soucieuse du respect des règles et d’efficacité. Pas d’écart, tout juste, un court instant, une amorce d’amusement partagé quand on aborde la question des personnes dont les noms seraient juifs et qui ne le seraient pas. Le débit des jeunes comédiens, tous épatants dans leur rôle, est rapide. Le ton assuré.
Théâtre immersifÀ aucun moment ne pointe la moindre interrogation sur le sens de ce qui se joue. On peut voir là l’illustration de ce que la philosophe Hannah Arendt dit des fonctionnaires ayant concouru à la Solution finale. Ils ont abandonné la pensée pour obéir aux ordres. À l’hôtel Thermal, en ce 16 décembre 1940, si l’on n’est pas encore dans le crime de bureau, l’on est déjà dans la fabrique du malheur d’autrui.
La mise en scène introduit des arrêts sur image pour évoquer l’avenir de quelques-uns de ces personnages après la guerre : ils poursuivront leur brillante carrière et glaneront promotions, honneurs et décorations. On songe à ce mot terrible de Konrad Adenauer justifiant, en 1950, la nomination au poste de directeur de cabinet de la Chancellerie de l’un des rédacteurs des lois raciales de Nuremberg : « On n’évacue pas l’eau sale tant qu’on n’a pas d’eau propre ».
En octobre, sortira un livre autour de ce projet théâtralKeti Irubetagoyena a opté pour la formule du théâtre immersif qui intègre les spectateurs à la pièce. Ces derniers sont installés autour de la table, aux côtés des comédiens. Ce qui limite leur nombre, mais donne une force extraordinaire au spectacle et facilite les échanges à l’issue de la représentation.
Le rythme du spectacle, dont le déroulement est ponctué régulièrement par le bruit des papiers manipulés d’un seul mouvement par les personnages, et les improvisations au piano que distille, en sourdine, Abel Saint-Bris, du Cnsmdp, rendent sensible le processus inexorable qui s’accomplit, dans l’indifférence et la bonne conscience.
Les notes égrenées, à la manière du virtuose Satie, soulignent l’écoulement du temps dans le sablier du destin. De ce formidable projet théâtral sera tiré un livre qui paraîtra début octobre aux éditions Bleu autour de Saint-Pourçain.