Pour une philosophie de la surprise
L'expérience de la surprise, lorsque le corps sursaute ou que la conscience immédiate se confronte à un événement inattendu, est en tant que telle problématique pour qui veut la réfléchir et la ressaisir philosophiquement. En tant qu'événement, précisément, la surprise est une singularité qui surgit soudainement et qui ouvre une brèche, une déchirure dans la temporalité continue de la vie quotidienne. En d'autres termes, la surprise nous expose à l’impossibilité de son vécu au moment même où elle advient.
Natalie Depraz, philosophe et professeure à l'Université de Paris Nanterre, propose dans son ouvrage une phénoménologie de la surprise, qui s'efforce de saisir cette expérience singulière dans ses composantes organiques, affectives et intersubjectives. Elle montre que si la dynamique interne de la surprise est d'ordre émotionnel et se rapporte au vécu du sujet qui y est plus ou moins réceptif, elle n'en est pas moins, en même temps, une mise en tension de soi et un rapport renouvelé aux autres et au monde.
La « prise » du sujet
L'auteure fait remarquer, pour commencer, que le terme « surprise » est étymologiquement ancré dans la notion de « prise » (du latin capere, qui signifie « prendre »), mais déclinée au passif : il est question d’être-pris. Ainsi, l'expérience de la surprise est d'abord celle de la passivité : le sujet subit le fait d'être sur-pris — littéralement, d'être pris au dépourvu, affecté. L’auteure parle même du « blanc d’antenne percussif » qu’est la surprise, dès lors qu’elle fonctionne effectivement à la soudaineté, au saisissement. C’est en somme tout l’être du sujet qui est surpris.
Le processus de la surprise peut être divisé en trois temps : le premier est la phase d'attente ou d'attention initiale ; le deuxième est la crise qui advient dans cette continuité par le surgissement d'un élément extérieur ; le troisième est la forte résonance émotionnelle produite par cette rupture. Afin d'étudier ces modifications affectives induites par la surprise, qui peuvent prendre la forme de l'horreur ou au contraire de l'admiration, Depraz se tourne par exemple du côté de la théorie des émotions de Jean-Paul Sartre, ou encore du côté de la psychanalyse et de recherches cliniques dans le champ de la psychopathologie, qui développent l'articulation intime entre surprise et trauma.
Du fait de ses effets émotionnels, la surprise peut finalement être conçue comme l'expérience de l'éclatement interne du sujet, qui s'ouvre en son centre et dont l'unité éclate au moment où s'effondre la domination de la logique et de l'ordre quotidien. Les conséquences d'un tel effondrement sont examinées dans l'ouvrage tant dans le domaine de l'existence que dans celui des arts ou de la politique, à partir de réflexions tirées de la tradition philosophique.
Le « sel » des relations
Mais Depraz ajoute que la structure de la surprise est toujours relationnelle. Pour que la surprise advienne, il faut en effet qu’il y ait une extériorité, qui en constitue la condition factuelle (qu'il s'agisse d'un autre individu, ou d'un phénomène naturel qui vient bouleverser l'ordre régulier des choses). En ce sens, la surprise fait ressortir l’altérité relationnelle du sujet.
C'est cette fois en explorant des textes de Goethe que l’auteure met en évidence cette dimension relationnelle de la surprise. Elle remarque que cette notion renvoie toujours, chez l'auteur, à des rapports complexes entre des personnages, qui donnent lieu à des jeux de distance avec l'autre. C'est par ce biais que Depraz en vient à parler de la surprise comme « sel » des relations : celle-ci engendre des dynamiques relationnelles renouvelées et introduit finalement dans les relations quelque chose de pétillant, qui contribue à leur intensité et à leur richesse.
Un point aveugle de la philosophie
L’une des difficultés de la réflexion menée par l’auteure tient au fait que la tradition philosophique s’est essentiellement tenue éloignée du défi que constitue, pour la pensée, l’expérience de la surprise. L’ayant tantôt négligée au profit d’attitudes plus réflexives telles que l’attention, ou rapidement assimilée à des expériences canoniques telles que l’étonnement socratique, les philosophes se révèlent finalement « sans surprise ».
Une exception se trouve peut-être dans la pensée de Heidegger, que Depraz explore en détail. Celui-ci identifie en effet une caractéristique singulière dans l'expérience de l'étonnement, en ce qu'il implique une mise à l'arrêt, une suspension du quotidien, dans laquelle s'ouvre le questionnement et donc la voie vers l’être de l’étant. En ce sens, bien loin d'en être le point aveugle, l'étonnement se trouve au fondement même de la philosophie.
Pour autant, l'auteure souligne que l'étonnement n'est pas la surprise, et une prise au sérieux de cette dernière nécessiterait une remise à plat complète des conceptions philosophiques classiques, de manière à penser le nouveau, l’imprévisible, l’autre, l’inédit. Plutôt que de chercher à amoindrir la part de contingence de l’existence humaine, en mettant l'accent sur la rationalité et la logique, une philosophie de la surprise permettrait au contraire d'en montrer le rôle central.
Au total, l'ouvrage de Nathalie Depraz réussit à conférer à la notione de surprise une véritable dignité philosophique, alors même qu'elle dérange et inquiète la tradition philosophique elle-même. À partir de là, c'est une toute nouvelle perspective de lecture de l'histoire de la philosophie qui s'ouvre, mais aussi un nouveau champ de réflexion, fait d'incertitudes stimulantes et d'interruptions fécondes.