Emeutes en Nouvelle-Calédonie : la faute à… Napoléon III
Si la Nouvelle-Calédonie en est là, ce n’est ni la faute à Rousseau et Voltaire, mais à Napoléon III, qui, en 1863, veut y implanter un nouveau bagne, bientôt appelé "La Nouvelle" pour le distinguer du guyanais, où la mortalité est trop forte. Dans la foulée, l’empereur décide de faire de ce territoire au milieu d’une zone sous domination britannique, une colonie de peuplement, la seule avec l’Algérie. La même année, l’ingénieur stéphanois Jules Garnier localise d’immenses ressources d’un nouveau minerai de nickel, qui va porter son nom : la garniérite. En 1864, le premier convoi de 250 forçats à bord de la frégate Iphigénie accoste à Port-de-France, qui deviendra Nouméa, après quatre mois de traversée.
Ce territoire (24 000 kilomètres carrés) composé d’une île principale de 400 kilomètres de long, la Grande Terre, et des îles Loyauté, à l’est, découvert en 1774 par le navigateur anglais James Cook, avait été investi en 1853 par le contre-amiral Auguste Febvrier-Despointes, à la demande de missionnaires inquiets du prosélytisme des missions évangéliques auprès des "indigènes". Ces derniers, les Kanaks ("êtres humains" en polynésien), sont au nombre de 50 000. Venus des îles de Nouvelle-Guinée trois mille ans plus tôt, ils sont organisés en "chefferies". Ils ont développé des pratiques agricoles sophistiquées, fondées sur des "tarodières" (champs de taros, un tubercule alimentaire) irriguées en terrasses, et des "billons", des buttes utilisées pour limiter les effets de l’humidité dans la culture d’ignames. Potiers et sculpteurs expérimentés, ils commercent avec les archipels voisins, Samoa, Vanuatu, Wallis et Futuna.
"Transportés", "relégués" et "déportés"
L’administration pénitentiaire (AP) devient rapidement le premier propriétaire terrien de l’île. Sur les 110 000 hectares qu’elle occupe, elle bâtit un parc immobilier de 170 bâtiments : outre les prisons proprement dites, un hôpital, une ferme, des casernes, des ateliers, une briqueterie… L’AP y accueille la population carcérale, répartie entre "transportés" (condamnés à de lourdes peines de travaux forcés), "relégués" (les vagabonds, condamnés à de faibles peines, sans travaux forcés, mais interdits de retour en métropole), et enfin, les "déportés", condamnés politiques à l’exil. Les plus célèbres sont les 4 000 communards, parmi lesquels Louise Michel et Henri Rochefort, mais aussi les meneurs de l’insurrection kabyle de Mohamed el Mokrani, en 1872. Les premiers, amnistiés en 1879 et 1880, regagnent presque tous la métropole. Les seconds font souche et leurs descendants sont appelés les "Arabes", même s’ils sont intégrés dans la catégorie des "Européens", qui composent la population de l’île avec les Kanaks et des Mélanésiens. Les "transportés" qui ont bénéficié d’une réduction de peine pour bonne conduite se voient affecter des concessions rurales. Ils vont constituer la petite paysannerie calédonienne. À la tête d’environ 5 hectares, ils cultivent le maïs, le tabac, le café et les haricots, et ils possèdent cochons et poules, voire quelques vaches et chevaux pour les plus aisés.
L’afflux de prisonniers s’étend sur une trentaine d’années, entre 1864 et 1897, année de l’arrêt des convois pénitentiaires (le bagne ne cessant son activité qu’en 1924), charriant près de 30 000 individus, avec une majorité de condamnés aux travaux forcés. A cette population carcérale s’ajoute à la fin du siècle environ 10 000 colons libres, fonctionnaires et militaires restés sur place après leur mission, mais aussi commerçants et agriculteurs, venus principalement de la Réunion après la crise sucrière, qui vont se reconvertir dans l’élevage extensif de bovins. Il s’agit, explique le gouverneur Feillet, de "fermer le robinet d’eau sale", celui des bagnards.
L’accaparement des terres
La spoliation des terres kanakes suit l’établissement des centres pénitentiaires tout le long de la côte ouest, depuis le sud jusqu’au nord : Nouméa et la presqu’île de Ducos, au sud ; la Foa, Bourail et Koné, au centre et au nord. Au tournant des années 1900, les Kanaks n’occupent plus que 7 % de la Grande Terre, auxquels il faut ajouter les îles Loyauté, dont sont exclus les colons.
Malgré leur colère, les "indigènes" ne se soulèvent qu’une fois, en juin 1878, sous la direction du chef Ataï. Il est vrai que la répression est terrible : près de 2 000 d’entre eux sont tués, les autres sont déplacés sur la côte est, pauvre en terres cultivables, dans des réserves, semblables à celles des Amérindiens.
Les terres qui leur sont assignées deviennent une propriété collective inaliénable, alors que les Kanaks connaissent la propriété privée. Leur modèle agricole, qui repose sur des jachères longues, de vingt années parfois, et requiert donc de vastes étendues, est déstabilisé.
Parqués, contraints dans leur activité, ils subissent, à l’image de tous les "peuples premiers", les ravages des maladies apportées par les Européens. Entre 1850 et 1920, leur population est réduite de moitié, passant à 27 000 individus. Le gouverneur Fillet prétexte cet effondrement démographique pour déplacer à nouveau des populations, regrouper des villages et confisquer les meilleures terres. Les Kanaks, qui représentaient 96 % de la population totale en 1865, en constituent aujourd’hui 41 %. Selon le recensement de 2019, la Nouvelle-Calédonie, seul territoire où les statistiques ethniques sont autorisées, les Européens sont 24 %, les Asiatiques et Océaniens 23 %, les "métis" 11 %.
La longue marche vers la citoyenneté
En 1942, à l’arrivée de soldats américains en Nouvelle-Calédonie, base arrière dans la guerre du Pacifique, les Kanaks découvrent que des hommes à la peau noire peuvent être sous-officiers, plus rarement officiers. Cela donne des idées à certains. En 1953, deux associations "d’indigènes calédoniens" donneront naissance au premier parti politique kanak, de sensibilité autonomiste : l’Union calédonienne. A cette date, l’ancienne colonie est devenue depuis sept ans un territoire d’outre-mer. Les discriminations du code de l’indigénat (restrictions de circulation, interdiction de porter des armes, versement d’un impôt de capitation, travaux forcés d’une quinzaine de jours pour le compte des colons ou de l’administration…) ont été abolies. Mais jusqu’en 1957, les Kanaks ne disposent pas du droit de vote, réservé à un collège de notables.
Le suffrage universel ne les dispense pas d’être largement exclus du système éducatif. Le premier bachelier date de 1962 et la scolarisation, en priorité dans l’enseignement technique, n’est systématisée que dans les années 1970 dans le cadre de la politique de "promotion mélanésienne". Cette époque correspond également à une reprise en main de Paris, dictée par les activités nucléaires dans le Pacifique sud et le contrôle des mines de la Grande Terre. Le boom du nickel, une des plus grosses réserves mondiales, réduit un peu plus le poids de la population kanake en raison de l’appel à des ouvriers de Wallis-et-Futuna, de Polynésie, de la Réunion et même du Japon, mais aussi à des Français, en particulier des rapatriés d’Algérie.
Les rares étudiants calédoniens présents en métropole en Mai 68 reviennent avec des idées révolutionnaires. Le parti de libération kanak, premier parti indépendantiste, créé en 1975, exige la restitution des terres spoliées. En métropole, on ne prête guère attention à ces revendications jusqu’au 22 avril 1988. Ce jour-là, entre les deux tours de l’élection présidentielle, le meurtre de deux gendarmes et la prise en otage de 27 personnes, puis l’assaut de la grotte d’Ouvéa par la gendarmerie (bilan : 2 militaires et 19 indépendantistes tués) font que le "Caillou" se rappelle au bon souvenir des Français.
Largement indépendantistes, les Kanaks ne sont pas majoritaires dans la population, même s’ils constituent la première communauté. Deux logiques vont désormais s’affronter : celle d’un "peuple premier" exigeant son droit à l’autodétermination, et celle d’"Européens", réclamant le respect de la règle de la majorité.