À la fois drôle et poignant, le nouveau film du réalisateur belge David Lambert, Les Tortues, sorti au cinéma ce mercredi 15 mai, propose une réflexion sur le couple gay entre comédie romantique et critique sociale.
"Je pense que j’ai fait ce film pour pallier le jeunisme ambiant." David Lambert, 49 ans, a débuté le cinéma avec le remarqué Hors les murs, un drame gay récompensé en 2012 au Festival de Cannes et qui mettait en scène Guillaume Gouix en jeune voyou pédé. Depuis, le réalisateur belge creuse son sillon et impose ses thèmes, forts, avec une juste dose de second degré. Dans son nouvau film, les Tortues, il se penche sur un couple de gays sexagénaires en crise interprétés par deux acteurs reconnus, le Belge Olivier Gourmet et le Britannique Dave Johns. L'occasion de rendre hommage à une génération "héroïque".
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- Tu mets en scène dans Les Tortues un vieux couple gay. Tu en a terminé avec les premiers émois, caractéristiques de ton cinéma jusqu'ici ?
David Lambert : J’en avais un peu marre de filmer des gens qui ne se connaissent pas, les rencontres, etc. Je voulais faire l’inverse. Je trouve les vieux couples gays particulièrement touchants, parce qu’ils reviennent de loin. Ils ont vécu tant de choses à deux. À mon sens, ils sont héroïques. Malgré tout, dans mon film, il y a quand même l'idée que ce vieux couple va se rencontrer à nouveau.
- Le cinéma gay a longtemps fait la part belle à l'adolescence, hormis chez quelques cinéastes comme Alain Guiraudie, Pierre Creton ou encore Vincent Dieutre…
Quand on regarde ce qu’on a à notre disposition en termes de films gays, ce sont toujours les mêmes personnages, des jeunes, et les mêmes thèmes, comme le coming out. il y a un jeunisme que je trouve un peu triste, comme si on ne pouvait plus exister au cinéma après un certain âge, avoir de sexualité… En plus, la génération que représente mes personnages, qui ont une soixantaine d'années, nous est extrêmement précieuse. Je pense aussi que j’ai fait ce film pour pallier ce jeunisme ambiant.
- Le film propose également une critique sociale du couple. Est-ce pour cela que tu as fait appel à Olivier Gourmet (Le Fils, des frères Dardenne) et Dave Johns (Moi, Daniel Blake, de Ken Loach), deux comédiens emblématiques du cinéma social européen ?
J’avais envie de travailler avec deux monstres sacrés, qui ont chacun leur filmographie et leur imaginaire de cinéma. Les personnages, comme les acteurs, ont des couches de passé derrière eux. Ils sont chargés de choses, et c’est ce qui m’intéressait. Il y a une charge émotionnelle liée à ces acteurs, et j'avais très envie de les voir interagir en tant que couple. C’est vrai aussi que ça m’amusait de faire rencontrer à travers eux les frères Dardenne et Ken Loach. Non pour appuyer sur le drame social, mais plus pour ajouter de la comédie.
- Depuis Hors les murs, ton premier film plutôt dramatique, on a le sentiment que tes récits basculent de plus en plus vers la comédie, tout en gardant dans le fond une part plutôt sombre.
La comédie et le drame s’entremêlent de plus en plus. Hors les murs (2012) commençait de façon légère avant que le drame n'arrive de façon soudaine. Dans Je suis à toi (2014), j’avais commencé cet entremêlement, qui s’est resserré sur Les Tortues où j’ai fait des emprunts à la culture pop et à la comédie romantique.
- Il y a toujours dans les couples que tu mets en scène des déséquilibres d’ordre sociaux, qu’il s’agisse du logement, du travail, des papiers… c’est important pour toi de lier ces questions à tes histoires d’amour ?
Avoir 60 ans, une maison en commun, la vendre en cas de rupture ou trouver une autre solution parce qu'on manque d’argent et qu’on vit avec une maigre pension, c’est quelque chose que je vois partout autour de moi et jamais au cinéma, où les problèmes d’argent sont plutôt évacués… Y compris dans le cinéma gay d'ailleurs, où les personnages sont souvent artistes, bourgeois, et déconnectés de la vie de pas mal de gens. Comment gérer son argent, un foyer, ce sont des questions que tout le monde se pose. Ce sont aussi des questions de cinéma qui peuvent créer de la narration et de l’émotion.
- Tu évoques aussi l’épidémie de sida à Bruxelles.
Mes personnages, qui évidemment ont survécu à cette épidémie, vivent par définition avec des morts. Leur maison leur a d'ailleurs été léguée par un ami décédé, ce qui leur a aussi permis à l’époque de prendre un nouveau départ. Ils oscillent donc entre la loyauté à cette histoire, leur devoir de mémoire et le fait d’avoir dû continuer à vivre.
- Pourquoi le mot "sida" n’est-il jamais formulé ?
Je trouvais ça beau qu’il y ait une déduction qui se fasse comme ça. J’ai fait des projections à Turin, à Madrid, où les gens de cette génération ont tout compris et étaient en larmes. Et je trouvais intéressant de le faire par petites touches, à hauteur de personnages. Eux ne prononcent plus le mot "sida". Ils n'en ont plus envie. Le leur mettre en bouche aurait selon moi manqué de cohérence vis-à-vis d'eux.
- Toi qui es plus jeune que tes personnages, tu as vécu l'épidémie différemment, non ?
Pour moi, qui suis né en 1974, ça n’a pas été l’hécatombe comme pour la génération d’avant, c’est clair, mais ça a complètement influencé ma vie affective et sexuelle, et ce depuis le départ. Le cinéma a mis du temps à trouver la juste mesure et la juste représentation des personnes séropos à l’écran. Ça reste une donnée importante dans mon œuvre, de façon explicite ou implicite.
- Leur âge n'empêche pas tes personnages de commettre des erreurs, voire d'être parfois cruels, comme peut l'être Henri, interprété par Olivier Gourmet…
Évidemment, mais il ne peut pas faire autrement. Il se réveille un lundi matin, il ne va plus travailler et ne sait plus quoi faire de sa vie… Il se dit qu'il n’a plus envie de vivre avec son mari. Et la seule solution qu’il trouve, ce n'est pas d’aller chez un thérapeute, mais d’être cruel avec l’autre. C’est un personnage qui agit plus qu’il ne parle, qui n’est pas en possession d’une parole libre. Après, ce qui est beau, c’est qu’à partir de sa cruauté initiale, il va s’avérer vulnérable et sensible.
- Le personnage interprété par Dave Johns, Thom, s’est oublié dans son couple, ne s’est pas mis à l’abri. Une problématique proche de nombreux couples hétéros, finalement ?
Mes personnages miment en quelque sorte le mariage hétéro, l'un a un boulot stable et un salaire, et l’autre non. Je voulais questionner ce droit fondamental génial dans l’histoire de nos luttes qui est celui au mariage, et le remettre en question dans l’intime, lorsque ça ne nous convient plus pour diverses raisons. Le personnage de Dave s’est en effet un peu bercé d’illusions, comme une femme au foyer des années 60. J'avoue que je reste étonné de la façon dont on cherche souvent à rentrer dans des institutions capitalistes et hétéros, sans essayer de réinventer davantage nos vies et nos amours. Mais c'est une critique que je me fais également à moi-même ; je m’en veux parfois de ne pas plus me réinventer.
- Tu as choisi des acteurs hétéros pour interpréter tes deux rôles principaux. Ça t'a posé question ?
Pas vraiment. Imposer une orientation sexuelle dans le choix d’un acteur, je trouve ça vraiment compliqué. D’ailleurs je n’ai pas d’a priori sur l’orientation sexuelle des gens, dont les histoires sexuelles et affectives sont extrêmement complexes. Je ne sais pas si Olivier ou Dave ont eu des relations sexuelles avec des hommes, et j’imagine mal en faire un critère de sélection. Le choix d’un acteur, c’est tellement fragile. Je ne vois pas comment on peut édicter de règles. Mais je pense en effet qu’on peut se soutenir les uns les autres, notamment si un acteur se voit discriminé après un coming out, en lui proposant des rôles, quels qu'ils soient. Mais qu’il y ait une injonction de caster des acteurs homos pour les rôles gays, ça n’a pas beaucoup de sens pour moi.
>> Les Tortues, de David Lambert. Au cinéma le mercredi 15 mai.
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Crédit photo : Outplay