Des "clusters de cancers pédiatriques" en France ? La réponse d’une spécialiste à Marie Toussaint
Lundi 13 mai, sur le plateau de C à vous, Marie Toussaint, cheffe de file des Verts aux élections européennes, poussait un cri d’alarme : il y aurait, en France, de plus en plus de "clusters" de cancers pédiatriques, qui faucheraient des enfants d’ordinaire épargnés par cette maladie. La tête de liste des Ecologistes assurait y voir l’effet de polluants comme le glyphosate ou les PFAS, ou encore des OGM, qu’elle cherche à limiter dans l’Union européenne.
Un "empoisonnement massif", vraiment ? Voilà des années que le débat resurgit, au grand dam des spécialistes du sujet, comme Véronique Minard-Colin, oncologue à Gustave-Roussy, le premier centre européen de recherche, d’enseignement et de soins contre le cancer, et vice-présidente de la Société française de lutte contre les cancers et les leucémies de l’enfant et de l’adolescent (SFCE). Décryptage.
L’Express : Les déclarations de Marie Toussaint ont provoqué l’ire des scientifiques. Contrairement à ce que l’on croit souvent, les polluants ont des effets modestes voire anodins sur notre santé ?
Véronique Minard-Colin : Bien sûr que les polluants, comme les facteurs environnementaux, peuvent poser problème, pour diverses raisons. Mais, en tant que médecin et scientifique, il me faut rappeler ce que l’on sait, ce qui a été documenté par les études les plus sérieuses. Et ces travaux ne disent pas ce qui est régulièrement colporté sur le sujet…
Que sait-on des "clusters" évoqués par Marie Toussaint ?
Un cluster, c’est un regroupement de cas d’une même pathologie dans le temps et dans l’espace. Là, on parle de cancers pédiatriques, mais on entend souvent le terme pour les maladies infectieuses, comme le Covid-19. Ces cas sont signalés par les familles des malades, par les soignants, ou par des registres épidémiologiques.
Quand un agrégat semble important, des enquêtes sont menées pour vérifier s’il s’agit simplement d’un hasard statistique ou si un facteur nouveau entre en jeu. Comme les cancers chez les enfants sont heureusement rarissimes, environ 2 300 cas par an sur l’ensemble du territoire, deux jeunes patients malades suffisent dans un même village pour qu’un signalement de suspicion soit effectué.
Combien compte-t-on réellement de clusters de cancers de l’enfant en France ?
A ma connaissance, il n’y a pas dix-neuf mais deux regroupements de cas de cancers pédiatriques considérés comme anormaux actuellement dans notre pays, un dans le Haut-Jura et un dans l’Eure. Un troisième, celui de Sainte-Pazanne, en Loire-Atlantique, a été récemment exclu de la liste après enquête. Il arrive en effet bien souvent que le terme ne tienne pas, pour diverses raisons, géographiques ou statistiques. Ces clusters ne semblent pas en augmentation.
Ces regroupements de cas sont certes rares, mais ils n’en demeurent pas moins inquiétants. Comment les expliquer ?
Après signalement, Santé publique France dépêche des équipes sur place pour analyser le sol, l’air et l’eau. Des chercheurs indépendants peuvent aussi mener des enquêtes de leur côté. A ce jour, aucun produit de l’environnement n’a été identifié comme étant la cause des cancers recensés. En réalité, on ne sait pas pourquoi ces clusters surviennent.
Des travaux ont également été menés à l’étranger, mais, de la même façon, la plupart du temps, aucune cause n’est trouvée. Les clusters s’éteignent, puis réapparaissent à d’autres endroits. Un tel comportement laisse penser qu’il n’y a pas de facteur environnemental unique, comme une pollution aux pesticides, car, sinon, les regroupements seraient persistants et de plus en plus importants.
L’environnement n’intervient pas du tout ?
Il est toujours possible que l’environnement et les polluants aient leur part de responsabilité, dans certains cas. Simplement, à ce jour, les données des enquêtes épidémiologiques ne permettent pas de l’affirmer.
Qu’est-ce qui entre en compte, d’ordinaire, dans la survenue de ces tumeurs, du moins les plus courantes ?
On identifie un facteur génétique dans 10 à 15 % des cas. Pour le reste, des recherches sont en cours. Sur les gènes mutés en mosaïques par exemple. Ce sont codes génétiques différents que l’on a parfois dans certaines cellules. Sur le système immunitaire aussi. Durant les premières années de la vie, il est plus immature et plus tolérant. Cela permet d’éviter qu’il n’affronte celui de la mère durant la grossesse, mais cela pourrait aussi, dans certaines conditions, avoir un effet sur la manière dont le corps surveille le cancer.
Des travaux sont aussi menés sur la division cellulaire. A cet âge, elle est très importante. Plus de divisions, cela veut dire plus de "copies" de cellules et donc plus de risques d’erreurs. C’est une hypothèse. Enfin, il y a bien sûr les études sur les facteurs environnementaux, qui ne sont pas menées que sur les clusters, mais sur tous les cancers pédiatriques.
Aux Etats-Unis, certaines équipes se sont ainsi penchées sur les vaccins, ou sur le fait de visiter des fermes, par exemple. En réalité, ces deux éléments semblent plutôt protecteurs, probablement par "éducation" du système immunitaire. Un risque accru a pu en revanche être mis en lumière chez les enfants résidant à proximité de certaines routes. Mais ces résultats sont encore discutés et l’effet est très faible. Tout ceci pointe là encore vers une conjonction de facteurs. Sinon, nous aurions déjà trouvé.
Vous ne citez pas les causes les plus courantes chez l’adulte, comme l’alcool ou le tabac…
De nombreux confrères se sont penchés sur les principales causes chez l’adulte : alcool, tabac, soleil, obésité. Cela a été fait en France dans le cadre des projets ESTELLE et ESCALE. En réalité, ces causes ne pèsent pas vraiment dans la balance. Ce qui n’est pas étonnant, car on ne trouve pas chez l’enfant les mêmes cancers que chez l’adulte. Il n’y a quasiment pas de cancer du poumon, du sein ou de la peau, mais plutôt des leucémies, des lymphomes, des tumeurs cérébrales…
Pas de causes claires, des pistes multiples… Pourquoi ces cancers sont-ils si mystérieux ?
Le cancer pédiatrique est très particulier. D’abord, parce qu’il est rare, ce qui complique les recherches. Chaque cas est quasiment unique. C’est pour cela que la Société Française de lutte contre les Cancers de l’Enfant et de l’adolescent [SFCE] et l’Inca [l’Institut national du cancer] participent au "G7 cancer", une coalition de sept pays qui vont se partager leurs données, afin de les compiler, dans l’espoir que cela puisse aider la science. Ensuite, parce que ces maladies interviennent à des stades très précoces de la vie, alors que normalement le cancer est une maladie du temps long. Ce qui implique, semble-t-il, des mécanismes complètement différents.
Il existe en France un consortium de recherche appelée PEDIAC, regroupant onze des meilleures équipes de scientifique sur le sujet. Ces travaux doivent permettre de faire avancer la science sur l’origine et les causes des cancers pédiatriques. Poursuivons nos efforts : une fois ces mystères levés, les chances seront plus grandes de trouver les thérapies et les dépistages adaptés.
Pourquoi y a-t-il tant de fausses informations sur ce sujet, selon vous ?
C’est un sujet particulièrement sensible, un véritable cataclysme pour les familles. Chaque cas est un drame qu’il nous faut éviter. La première question que me posent les parents, c’est "pourquoi". Pourquoi mon enfant ? C’est déchirant de ne pas pouvoir répondre. Je comprends que l’on cherche à tout prix des explications, quitte à piocher parmi des communications non scientifiques. Elles sont malheureusement très nombreuses.
Vous dites aussi qu’il n’y a pas d’épidémie de cancer chez les enfants, comme on peut pourtant régulièrement l’entendre. Comment en être sûr, alors que l’Inca, l’instance qui se charge du sujet, ne publie pas de statistiques au-dessous de 40 ans ?
Je vous assure que l’on compte très sérieusement chaque cas. Si l’Inca ne publie pas de statistique, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de surveillance. Nous avons un registre qui couvre l’ensemble du territoire et recense tous les cancers jusqu’à 18 ans. Il est dirigé par des scientifiques et compile de nombreuses sources, comme la Cnam, les hôpitaux et les relevés d’enquêteurs. Ces derniers assistent le personnel et sont présents à nos côtés. Il y en a deux rien qu’à Gustave-Roussy, dans mon service.
Ce que montrent les données qui en ressortent, c’est qu’il n’y a pas d’augmentation massive des cas. En réalité la tendance est très stable depuis des dizaines d’années, en France et dans les autres pays industrialisés. Elle est aussi très surveillée : je ne pense pas que l’on puisse dire, comme c’est souvent affirmé, que l’Etat fasse l’autruche. En tout cas, personnellement, je n’ai aucune entrave de la sorte dans mes recherches.