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Май
2024

Pourquoi l'élargissement du corps électoral en Nouvelle-Calédonie risque de provoquer une nouvelle guerre civile

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Loin des images de carte postale de l’archipel et de sa paradisiaque île des Pins, la Nouvelle-Calédonie semble au bord du chaos. Malgré l’instauration d’un couvre-feu, des voitures et des maisons ont été incendiées, des commerces pillés et les forces de l’ordre cibles de tirs. La région de Nouméa est, depuis lundi soir, le théâtre de scènes de violence extrême.

"L’État est sorti de sa position de neutralité"

À 17.000 kilomètres de là, c’est l’examen d’une réforme constitutionnelle à l’Assemblée nationale à Paris, finalement adoptée dans la nuit de mardi à mercredi, visant à élargir le corps électoral néo-calédonien, qui a mis le feu aux poudres.

Avec déjà deux décès par balle et la constitution de milices d'auto-défense, le spectre des événements de 1984, éléments déclencheurs d’une guerre civile qui avait causé la mort d’une centaine de personnes, est dans tous les esprits.  « Le parallèle avec 1984 est pleinement justifié parce que nous n’avons pas assisté à une telle flambée de violence depuis cette époque, intervient Benoît Trépied, anthropologue et spécialiste de la Nouvelle-Calédonie. Les positions se sont radicalisées ces derniers mois. En réalité, depuis que l’État est sorti de sa position de neutralité à partir de 2021 et du troisième référendum. C’est à ce moment-là que le processus politique, le dialogue mis en place par Michel Rocard en 1988, a commencé à péricliter. »

"Très inquiétant pour l'avenir"

En l’espace de trois ans, la situation n’a cessé de se dégrader. « Depuis le troisième référendum, imposé malgré l’opposition du FLNKS qui souhaitait le reporter en raison du Covid, il y a eu pourtant plein d’avertissements lancés au gouvernement français lui demandant d’arrêter la stratégie du passage en force, poursuit le chargé de recherche au CNRS. Le dialogue est sur une mauvaise piste et c’est très inquiétant pour l’avenir. »

En pointe, la jeunesse kanak entend justement ne pas se laisser déposséder de son avenir. « La flamme de l’indépendance est toujours aussi vive chez le peuple kanak et renvoie directement à l’histoire de la colonisation. Ce sentiment, cette adhésion, transmis de génération en génération, sont très présents chez les jeunes qui sont nés sous l’ère des accords de Matignon en 1988 et de Nouméa en 1998, complète Benoît Trépied. Cela a surpris énormément d’observateurs qui tablaient sur trente ans de paix civile pour que la revendication indépendantiste s’amenuise dans la population kanak. »

"Stigmatisation et domination coloniale"

Mais cette brusque flambée de violences semble dépasser le simple cadre politique. « Ce qui se passe depuis lundi ne vient pas de mots d’ordre de partis politiques alors que les Kanaks sont normalement très disciplinés, comme l’a notamment prouvé le boycott du troisième référendum. Aujourd’hui, vient se greffer une crise sociale et urbaine qui touche la jeunesse kanak des quartiers populaires du grand Nouméa. Il y a un sentiment de marginalisation dans une ville blanche, qui renvoie à la stigmatisation et à la domination coloniale, vécu comme une forme d’apartheid. Et là, nous avons affaire à des éléments incontrôlables et nous sortons du militantisme politique », analyse l’anthropologue.

La conjonction d’un processus politique dans l’impasse et d’une crise sociale profonde « rend le terreau calédonien inflammable ». « Depuis les accords de Matignon, tout le monde le sait et les gouvernements avaient veillé depuis à privilégier le dialogue pour éviter de rallumer le feu. Sauf l’exécutif actuel avec Emmanuel Macron et sa stratégie du passage en force depuis 2021 », tance Benoît Trépied.

"La pierre angulaire de la citoyenneté"

La question de l’élargissement du corps électoral, que le gouvernement veut imposer au motif qu’un Néo-Calédonien sur cinq n’est pas aujourd’hui en mesure de voter, est emblématique de ce changement de cap. Avec un problème majeur : la grande majorité de ceux qui bénéficieraient de cette réforme constitutionnelle sont des métropolitains présents sur l’archipel depuis plus ou moins longtemps.« Leur inscription sur les listes bouleverserait les équilibres électoraux et démographiques avec un très grand risque de minorisation des Kanaks.

Mais au-delà de ça, la limitation du corps électoral est la pierre angulaire de la citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie dans les accords de Nouméa de 1998. Cela concerne les Kanaks et tous les autres qui sont insérés depuis des générations sur cette terre. Seuls ces gens sont autorisés à voter “aux élections de ce pays en voie de décolonisation et d’émancipation progressive au sein de la République”. Tous les acteurs sont cependant d’accord pour rediscuter du corps électoral. Le blocage vient du fait que le gouvernement français a extrait cette question de la discussion dans le cadre d’un accord global et en a fait un préalable à cette discussion », insiste le chargé de recherche, qui voit dans la manœuvre « un geste impérialiste » sur fond de montée des tensions avec la Chine dans l’Indo-Pacifique.

« C’est une grave erreur car, si la situation s’embrase totalement et que la Nouvelle-Calédonie bascule dans la guerre civile, la France risque de tout perdre. Alors même que les indépendantistes kanaks sont favorables à un accord d’association avec Paris. Il faut très vite renouer le fil du dialogue et arrêter le passage en force », conclut-il.

Dominique Diogon