La chronique du temps présent de Franck Bouysse : "Je traverse souvent ces villages désertés par les commerces…"
Je traverse souvent ces petits villages dortoirs, tristes, aseptisés, reconnaissables à leurs ralentisseurs, leur église fermée, leurs vastes trottoirs, semblables à des berges asséchées. Ces villages que l’on fleurit l’été, comme on décore une tombe le jour de la Toussaint. Ces villages désertés par les commerces et les services publics. On se plaint de l’abandon des communes rurales, mais on se plaît à déambuler dans les rayons des supermarchés pour acheter l’essentiel et succomber au superflu.
La boulangerie, une institutionChez moi, le boucher fut le premier à tirer le rideau. C’était au début des années 1980. Je ne me souviens pas vraiment de l’enchaînement, mais les boutiques baissèrent pavillon les unes après les autres, à la manière d’une rangée de dominos. Des trois épiceries, des deux quincailleries, des cinq bistrots et des trois restaurants, il ne reste plus rien. La cour de l’école est elle aussi devenue silencieuse, et un distributeur à pizzas se dresse depuis peu devant l’ancienne Poste. Sur la place, grâce à la volonté de la mairie, un restaurant éclaire ce sombre tableau.
La boulangerie, elle, n’a jamais fermé. Il y eut toujours un repreneur. Le pain dans les campagnes, c’est une institution.
Avant, les fours à painIl n’y a pas si longtemps, chaque ferme possédait un four en état de fonctionner. Mon oncle a maintes fois raconté qu’on lui confia, dès quatorze ans, la corvée de pétrissage. Un ancien jetait cinq grains de blé dans la pâte, que le jeune homme devait alors travailler, jusqu’à ce qu’il les retrouve, tout ruisselant de sueur. Aujourd’hui, personne ne les allume plus. Ils servent de repères aux araignées, aux souris, aux rats et aux lézards des murailles. Alors, la boulangerie, c’est le lieu de rendez-vous du matin, où l’on commente les nouvelles importantes, et quand elles viennent à manquer, il y a toujours un ragot à se mettre sous la dent, avant de mordre dans la croûte du pain.
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Un pain à l'accent venu d'ailleursQuand le dernier boulanger annonça qu’il prenait sa retraite et qu’il n’y aurait pas de relève, ce fut comme si le soleil s’éteignait en plein jour. Bien-sûr, on pourrait toujours se rendre en voiture au village voisin, ou dans une grande surface, mais le pain n’aurait jamais plus ce goût de convivialité.
Et puis, voilà qu’une famille d’origine arménienne décide de reprendre l’affaire. Le mari ferait le pain, sa femme la pâtisserie et leurs trois enfants égaieraient la boutique. Cinq, comme les grains de blés retrouvés. Joli symbole.
Les commentaires allèrent bon train. On n’y croyait pas vraiment, jusqu’à ce dimanche matin où les premières baguettes, tourtes, croissants, chocolatines et autres muffins sortirent du fournil. Il y eut les inévitables mécontents, les râleurs qui trouvent à redire en toutes circonstances : pain trop cuit, trop de mie, en vérité, trop de changements dans leurs petites habitudes papillaires. Ces conversations auraient donné du grain à moudre à Marcel Pagnol.Tout comme moi, les enthousiastes étaient les plus nombreux. J’aime la saveur de ce pain, et son bel accent venu d’ailleurs.
Franck Bouysse