Kendrick Lamar vs Drake : l’époque est-elle encore au clash ?
En 1971, le pote John Lennon a défoncé Paul McCartney en chanson. Le morceau s’appelle How Do You Sleep ? et, ironie de l’histoire, se retrouve au générique de l’album Imagine, dans lequel l’ex-Beatles appelle ses ouailles à imaginer un monde plus fraternel. “Ces freaks avaient raison quand ils disaient que tu étais mort” – rapport à cette théorie complotiste affirmant que Paul a été remplacé par un sosie à la suite d’un accident de bagnole – ; “La seule chose que tu aies faite c’est Yesterday” ; “Ta musique sonne comme du muzak à mes oreilles.” Lennon y va franco.
Loin de nous l’idée de dire qu’un anglais blanc avec un mop-top a inventé le rap, mais How Do You Sleep ? porte en elle les germes du clash en musique que le hip-hop popularisera par la suite : des attaques personnelles, beaucoup d’égo et un grand déballage porté à échelle industrielle (à savoir, sa production, sa promotion et sa distribution internationale).
Toujours aussi prisé
Signe de la bonne santé du rap US, Kendrick Lamar et Drake se sont ainsi livrés ces dernières semaines à une guerre verbale d’une violence accusatoire rare – on y discute appropriation culturelle, pédophilie présumée, tromperies, déviances sexuelles, manipulations, street credibility, trahison. Une dizaine de morceaux, formellement de haute volée, ont été publiés depuis le mois de mars, dont plus de la moitié dévoilés dans le dernier quart-temps au cours de la semaine dernière. Sans refaire l’histoire du clash, élément fondateur et indissociable de la culture hip-hop, depuis KRS-One vs MC Shan, en passant par les funestes passes d’armes entre Tupac et Biggie, ainsi que le beau match opposant Jay-Z au pote NAS, disons que, d’après des observateur·ices plus avisé·es que nous, la phase Kendrick vs Drake devrait faire date.
Néanmoins, depuis Lennon et Takeover (le morceau de Jay qui mit le feu aux poudres avec NAS), le degré de viralité des diss tracks et d’instantanéité de sa réception auprès du public a considérablement changé : avènement des réseaux sociaux oblige, mais aussi prolifération des streameur·euses, ces commentateur·ices très suivi·es qui s’empressent de relayer, disséquer chaque morceau et, d’une certaine manière, de remettre le feu aux poudres. L’entertainment à son paroxysme, en fait.
Est-ce un problème ? Oui. Notamment parce que ces morceaux ont en commun de faire des femmes, qui n’ont ni voix au chapitre ni les moyens de répondre, les dommages collatéraux d’une brouille avant toute chose égomaniaque. Sans parler des accusations gravissimes proférées dans ces morceaux, sans preuve, qui font le jeu de la rumeur sur le dos de vraies victimes potentielles. “Il est décourageant de voir qu’au centre de ces querelles, se trouvent les véritables traumatismes des vies de femmes et de jeunes filles. Au bout du compte, nos douleurs se transforment encore et toujours en punchline’, a ainsi écrit l’immense musicienne folk Kara Jackson sur X.
Dans un contexte de populisme crasseux sur les réseaux et de backlash incessant à chaque avancée qui va dans le sens d’une libération de la parole, le diss track devrait peut-être se mettre au diapason.
Édito initialement paru dans la newsletter Musique du 10 mai 2024. Pour vous abonner gratuitement aux newsletters des Inrocks, c’est ici !