Mourir, c’est partir un peu
Mourir est, indubitablement, la meilleure façon de se faire remarquer. Revenir de la mort, l’occasion rêvée d’en parler. Avec Un coup au cœur, Emmanuelle de Boysson raconte son aller-retour dans l’au-delà. Un livre troublant, lumineux, poétique. L’Expérience de Mort Imminente mise en littérature.
7 février 2023. Anton, critique théâtral parisien, doit renoncer à se rendre au spectacle comme tous les soirs. Grédy, du célèbre duo d’auteurs Barrillet et Grédy, vient de mourir. Son journal lui a commandé pour le lendemain une nécrologie. Décidément, la mort rode. Anton l’ignore, mais elle n’est pas loin. Emma, sa compagne, qui se sent fatiguée, est allée s’allonger. Un peu trop longtemps, d’où son inquiétude. Quand il entre dans sa chambre, Emma murmure : « Je vais mourir ». Son visage, d’une blancheur d’albâtre, a pris les traits d’un masque mortuaire. Anton prend son pouls. Pas de doute. Le cœur s’est arrêté. Il appelle les secours. Tente, en attendant, le massage cardiaque appris lors d’une leçon de secourisme ; s’acharne sur elle, s’épuise, quitte à lui casser les côtes. Il est en nage quand les secours arrivent devant le corps inerte d’Emma. La vie semble s’être enfuie. Les pompiers prennent le relais, sans y croire. Emma n’est plus. Elle est ailleurs. La suite, relatée dans un livre estampillé « roman », appartient à un genre dont nul ne sait s’il s’agit d’un récit ou d’une fiction. Si cet ailleurs est réel ou imaginaire ? C’est la question que la science se pose face aux nombreux témoignages rapportés par ceux qui ont vécu cette étrange expérience de mort imminente (EMI). Comme eux, Emmanuelle de Boysson relate l’épisode dont elle aura du mal à se remettre. « Je n’ai jamais été aussi heureuse que dans cette buée aux lueurs tamisées, pleine de particules d’amour… ». Mais cet énième témoignage est très différent des autres. C’est celui d’un écrivain. D’une écrivaine, pardon. Et l’expérience servie par un vrai talent littéraire. « Mon corps était prêt à ce passage vers une terre d’asile dont mes cellules gardent aujourd’hui la trace, privées d’une jouissance si forte qu’elle cherchent à s’y perdre à nouveau. Le paradis existe et j’y ai goûté avec gourmandise. »
« Ma seule crainte : qu’avec le temps, je finisse par oublier ce périple initiatique, puisque je n’en ai encore parlé à personne. »
Un coup au cœur, c’est le récit clinique d’un séjour aux urgences et de lourds traitements, des moments de lucidité, la sortie du coma, puis la lutte pour guérir d’une pneumonie nosocomiale. Un univers hospitalier qu’Emma décrit au plus juste : la valse des néons, des écrans, des combinaisons vertes des soignants, des respirateurs, des cathéters et des machines. L’épreuve vécue par un corps malmené, torturé, harnaché de tuyaux, de sondes et des perfusions.
On suit Emma, alitée, soucieuse de ne rien oublier de ce qu’elle perçoit. L’écrivaine veille, coma ou pas. Est-elle ou non dans son corps quand elle se retrouve témoin d’une scène intime qu’elle n’aurait pas dû voir dans une pièce isolée de l’hôpital ? Qui sait ? La litanie des souvenirs retrace une existence. Des images fugaces. « L’enfance qu’on ne cesse de réécrire et dont on ne guérit pas. » Le souvenir des siens, celui d’une mère incapable de dire un « je t’aime », qu’elle essaiera toute sa vie durant de soutirer aux hommes qu’elle aime. « Longtemps l’amour ne sera qu’une répétition, une plage vide, un couloir sombre, un enterrement. »
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Une chute. On l’attache à son lit. La méfiance s’installe. Le souvenir de l’enfant mort-né quelle portait refait surface. Et avec elle la peur de l’erreur médicale. Réapparaît son père, tirant sur sa pipe par petites bouffées, lui parlant de « son désir d’humaniser les relations en entreprise mais aussi de son Dieu, semblable à un vent doux derrière un rocher. » Le mariage, la maternité, une envie de suicide effacée par le rire d’un enfant au jardin du Luxembourg. Le début d’un long chemin semé de « thérapies diverses et avariées », jusqu’à ce que le désir soit enfin retrouvé, et avec lui, le jeu, l’écriture et les rêves. « Je ferme les yeux et la lanterne pourpre veille sur moi. Je suis à nouveau sur la piste de l’au-delà où je retrouve le frisson de disparaître, cette euphorie de ne plus subir l’attraction de la terre, de caracoler dans une bulle de fraîcheur…/… Me revient aussi l’émerveillement d’être dans une lumière extraordinaire. »
« Plus je m’interdis de révéler mon secret, plus il m’obsède »
Retour à la vraie vie : « Les tendons carbonisés de mon cœur ont refleuri, les choses s’allègent ». Emma attendra longtemps avant de raconter ce qu’elle a vécu quand elle était morte. C’est à l’occasion d’un séjour au Cap Coz qu’elle finira par s’en ouvrir à Anton, à qui elle doit la vie sauve. « Aujourd’hui, j’égrène les jours, je collectionne les sourires et les rires d’Anton. Ma façon d’adoucir la mort, de narguer cette reine de la nuit, si désarmée de nous voir jouir d’être en vie. Au lieu de la fuir, je m’en suis fait une amie, une consolatrice. » Ainsi parle-t-elle de « l’ultime déménagement ». Depuis, elle s’évade par moments, s’échappant de son enveloppe charnelle, ouvre une porte dérobée pour entrer dans cet ailleurs devenu familier, où elle se retrouve en jeune fille : « ce salon ressemble un rêve en habit de couleur du temps. C’est un espace familier qui donne envie d’écrire, de danser, d’aimer… »
Une autre femme est née. « L’au-delà est en moi. Comme le sont les choses perdues, prêtes à resusciter par la magie de la mémoire involontaire, par la littérature qui console et conjure la mort. Ce qui a émergé lorsque je me suis réveillée d’une longue nuit, cet Amour fou a infusé, pris racine, mûri, pour ne plus me quitter. Je fais confiance à mon âme. » Tout est dit. Tellement bien dit. Sans doute son meilleur livre.
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