Rencontre avec Mitra Hejazipour, la reine d’échecs sans frontières
Écartée de la sélection iranienne pour avoir refusé de porter le voile en 2019, Mitra Hejazipour n’a cessé de se battre. D’abord pour ses convictions, puis sur l’échiquier, cette Grand maître internationale est devenue championne de France. Naturalisée, elle a, avec ses coéquipières Sophie Milliet, Deimanté Daulyte-Cornette, Anastasia Savina, Natacha Benmesbah et Silvia Alexieva, permis à la délégation tricolore d’obtenir des résultats historiques aux championnats d’Europe et du monde. Portrait. PAR RUBEN DIAS. Extrait du WOMEN SPORTS N°31.
Dimanche 27 août 2023. La Marseillaise retentit à l’Alpe d’Huez et c’est tout un signe. À 30 ans, la Grand maître internationale Mitra Hejazipour est sacrée cham- pionne de France d’échecs. Quatre ans après avoir fui l’Iran et à peine six mois après avoir été naturalisée française : « Je me suis souvenue de tout le chemin parcouru pour en arriver là, mais aussi de tout le temps perdu… »
Née à Mechhed, troisième plus grosse agglomération de l’Iran, Mitra Hejazipour a toujours connu les cases blanches et noires, « c’est une discipline familiale chez moi », nous confie-t-elle. D’ailleurs, sous le drapeau vert, blanc, rouge, elle collectionne, depuis ses six ans, d’éclatantes victoires sur l’échiquier : d’abord dans les catégories jeunes et le titre de vice-championne d’Asie, puis en adultes avec le Championnat national et un « in- croyable titre » de championne d’Asie : « c’est l’une des compétitions les plus relevées du monde, de grandes nations d’échecs comme la Chine, l’Inde, et le Kazakhstan par exemple, y sont représentées », nous apprend Silvia Alexie- va, capitaine de l’équipe de France mixte. Malgré son palmarès long comme une finale «Tour et Fou contre Tour» (ou comme un Ivan Nikolic vs. Goran Arsovic), la championne de 30 ans est, de- puis de nombreuses années, boudée par son pays natal.
Arrivée à Brest et le geste d’une vie
« En 2019, j’ai eu une invitation de l’équipe de Brest pour signer avec le club », raconte, nostalgique la joueuse avant de poursuivre, « je faisais alors des allers-retours en Iran. » À l’époque elle porte l’USAM, le club d’échecs brestois, en national, du jamais vu.
« Mémoire prodigieuse, concentration absolue, cadence inouïe… Elle a le goût du risque, ce qui la rend encore plus dangereuse ! » décrivait Réza Salami, maître d’échecs également originaire d’Iran, devenu adjoint au maire de la Ville d’accueil de Mitra, pour Ouest France.
Éprise de liberté, la jeune femme participe, en fin de cette même année, aux championnats du monde de blitz à Moscou. À la surprise générale, elle a refusé de porter le voile pour montrer son opposition contre la loi sur l’obligation de port du hijab. « Je ne supportais plus l’ingérence, les humiliations, les injustices, les violences quotidiennes faites aux femmes, là où nous sommes considérées comme un sexe de seconde zone », s’insurge-t-elle.
« C’était hypocrite de ma part»
Pionnière dans le geste, Mitra ne savait pas vraiment ce qu’elle encourait. La réaction ne s’est pas fait attendre. Quelques semaines après elle s’était exclue, à vie, de l’équipe nationale. Mais la brune au regard persan, l’assure, elle n’a jamais regretté cette action : « J’ai toujours été une femme libre et cela faisait déjà un moment que j’y réfléchissais. J’en avais marre d’entendre ce qu’on devait porter. En France, quand je jouais les parties, je les jouais sans hijab. Quand je voyageais en dehors de l’Iran sans équipe, je ne portais pas le voile, mais devant les caméras j’étais obligée de le remettre. C’était hypocrite de ma part, donc je l’ai enlevé. » Cela tenait tout simplement à coeur de la jeune femme qui « voulait porter au plus haut la voix des femmes iraniennes ».
« Je risque de finir mes jours en prison »
Bannie de l’équipe nationale, celle qui est décrite comme une battante et une guerrière par ses coéquipières en équipe de France, n’ose même plus retourner chez elle. Malgré la présence de ses parents et amis en Iran, Mitra Hejazipour risque sans doute gros. « Il n’y a aucune loi officielle ; ils font un peu ce qu’ils veulent », raconte-t-elle, la boule au ventre. La politique, ça la connait. Détentrice d’une équivalence de licence STAPS en Iran, elle voulait devenir ministre des Sports.
Aujourd’hui, au pays, beaucoup de choses lui manquent. Du Kolakchal, et les montagnes rocheuses couleur sable qui s’élèvent au-dessus des plaines. Des troupeaux de moutons noirs qui passent. Les couleurs sont claires et pourraient paraître chaleureuses aux premiers abords. Mais Mitra, elle, n’y retourne plus. « Je suis venue tout de suite en France. Avec les actions que j’ai menées, et mes avis tranchés, si j’y retourne, ce sera un aller simple. Ça peut être l’interdiction de quitter le terri- toire, la prison, la prison à vie, ou même pire ». Évidemment, et si la France reste une terre d’accueil « parfaite », cette grande fan de Victor Hugo espère tou- jours revoir ce ciel sans nuage d’Iran.
Les gestes se sont multipliés
Depuis 2019, de nombreuses sportives ont décidé de ne plus porter le voile pour continuer le combat. Sarah Kadem, aussi en échecs, Kimia Alizadeh en taekwondo ou plus récemment Elnaz Rekabi en escalade. Cette dernière avait d’ailleurs vu sa maison familiale démolie suite à ça… « Avec la mort de Mahsa Amini, tuée par la police des mœurs, (qui patrouille dans les lieux publics pour vérifier l’application de la loi sur le foulard et d’autres règles is- lamiques, NDLR), cela s’est encore décanté. Mais il faut beaucoup de temps malheureusement », décrit Mitra.
Reine dans sa terre d’accueil
C’est donc le 27 août dernier que l’histoire a continué de s’écrire pour la jeune femme. Devenue championne de France seulement six mois après avoir été naturalisée, la native de Mechhed a vécu ce succès comme une renaissance. « J’avais re- pris mes études après le championnat du monde de 2019. Je n’avais pas encore la nationalité française et donc je ne pouvais pas jouer en compétition internationale, ce qui est pourtant très important pour rester professionnelle. »
Avec son master en informatique dans la poche en 2023, Mitra Hejazipour reprend les échecs trois années après. Affamée, sur un nuage, elle n’a pas laissé de chance à Deimantė Daulytė-Cornette, son adversaire en finale du championnat de France, que l’on retrouvera d’ailleurs un peu plus tard.
2023, incroyable millésime pour Mitra et la France
En 2023, Mitra Hejazipour a enchaîné les coups de maître. D’abord en individuel avec donc les titres nationaux en blitz (juin) et en classique (août), puis en équipe avec les Bleues. Fin 2023, l’équipe de France féminine a obtenu les deux meilleurs résultats de son histoire. « Nous travaillions toutes ensemble, on s’encourageait. C’est la première fois que je faisais partie d’une équipe aussi soudée. Je me suis juste sentie Française », s’exclame-t-elle. Avec Sophie Milliet, Deimanté Daulyte-Cornette, Anastasia Savina et Natacha Benmesbah, la Grand maître remporte une médaille de bronze au championnat du monde en septembre, puis une nouvelle 3e place au Monténégro lors des Championnats d’Europe en novembre.
Comme le disait Benjamin Franklin, père fondateur des État-Unis, « le jeu d’échecs fait naître et fortifie en nous plusieurs qua– lités dans le cours de l’existence, telles que la prévoyance, la circonspection, la prudence et la persévérance. » Et en termes de persévérance, Mitra Hejazipour est un exemple vivant.