Crise en Espagne : "Pedro Sánchez domine à la perfection les ficelles de la vie politique"
Pedro Sánchez s’est muré dans un silence qui laisse place à toutes les spéculations. Le Premier ministre espagnol doit en sortir ce lundi 29 avril pour annoncer s’il démissionne ou non du gouvernement, après s’être laissé cinq jours de réflexion sur le sujet. En cause : l’enquête ouverte par un tribunal madrilène pour "trafic d’influence et corruption" visant son épouse, Begoña Gómez. "Ils portent plainte contre Begoña, non pas parce qu’elle a fait quelque chose d’illégal, car ils savent bien que cela n’est pas vrai, mais parce qu’elle est mon épouse", avait affirmé mercredi 24 avril Pedro Sánchez.
L’enquête préliminaire de la justice espagnole a été ouverte à la suite d’une plainte déposée par Manos Limpias ("Mains propres"), une organisation considérée comme proche de l’extrême droite. Selon le média El Confidencial, à l’origine de l’information, l’enquête porte sur les liens de Begoña Gómez avec le groupe de tourisme Globalia, propriétaire de la compagnie aérienne Air Europa. Durant la crise sanitaire, Begoña Gómez, alors directrice de IE Africa Center, une fondation liée à l’école de commerce madrilène IE University, aurait participé à une réunion privée avec le PDG de Globalia, à l’époque où l’entreprise négociait un plan de sauvetage de plusieurs millions d’euros avec le gouvernement de Pedro Sánchez. Alors que Manos Limpias a reconnu s’être uniquement fondée sur des articles de presse pour déposer sa plainte, le parquet espagnol a demandé jeudi l’annulation de la procédure et le classement sans suite de l’enquête judiciaire.
Le Premier ministre socialiste, en poste depuis 2018, a été difficilement reconduit l’an dernier : pour obtenir une majorité au Parlement, le PSOE a notamment dû s’allier avec les indépendantistes catalans, en l’échange de la promesse d’adoption d’une loi d’amnistie (finalement rejetée en janvier par le Parlement) pour des centaines d’indépendantistes poursuivis par la justice. Un accord qui a fragilisé Pedro Sánchez, estime la politologue María Elisa Alonso. L’enseignante-chercheuse à l’Université de Lorraine juge que l’Espagne traverse une crise politique inédite, marquée par la remise en question de la légitimité des institutions démocratiques par l’opposition de droite, à l’image de l’attitude des partisans de Donald Trump. Entretien.
L’Express : Comment la société espagnole vit-elle cette situation ?
María Elisa Alonso : Dans un contexte où la classe politique et la société espagnole en particulier est très polarisée depuis plusieurs mois, l’affaire a suscité de fortes critiques de la part de l’opposition, et a généré une grande confusion chez le parti socialiste (PSOE) et ses militants, car on sait très peu de choses sur les intentions de Pedro Sánchez. Même les ministres et cadres du PSOE disent qu’ils ne savent pas du tout ce qu’il va se passer et qu’ils n’arrivent pas à joindre le Premier ministre.
Pourquoi Pedro Sánchez a-t-il annoncé ce délai de réflexion, selon vous ? Pourquoi ne pas démissionner directement ?
Je crois qu’il s’est laissé ces cinq jours de délai pour tirer la sonnette d’alarme, pour alerter la société espagnole sur ce qui est en train de se passer dans le pays. Pour dénoncer le fait qu’un tribunal ait admis une plainte basée sur des éléments aussi légers. Pedro Sánchez voulait probablement mettre en garde contre le fait que l’opposition n’est pas en train de critiquer son gouvernement, mais qu’elle attaque sa famille sans fondement juridique. Il y a sans doute chez lui la volonté de mettre l’accent sur l’extrême polarisation que vivent la société et la classe politique espagnoles.
Est-il possible qu’il ait, comme le dit l’opposition de droite, utilisé ces cinq jours de manière stratégique, dans le but de générer un mouvement de soutien chez ses partisans, à l’image de la manifestation que l’on a vue à Madrid ce samedi ?
Il ne faut pas oublier que dans deux semaines [NDLR : le 12 mai] se tiennent des élections en Catalogne, et en juin, les élections européennes. Dans ce contexte, les bases du PSOE sont déjà fortement mobilisées. Mais tout est possible, surtout venant de Pedro Sánchez, qui base son leadership sur des coups de théâtre comme celui-ci. Il est un fin stratège, qui domine à la perfection les ficelles de la vie politique et des institutions. Il pouvait anticiper ce qu’il allait se passer.
Ce scandale fragilise-t-il le gouvernement ?
Je ne crois pas. L’Espagne est le pays qui a le plus haut taux de croissance de l’Union européenne en ce moment [NDLR : 2,5 % en 2023]. Economiquement, l’Espagne ne va pas mal, et cela joue en sa faveur. Politiquement, le gouvernement a aussi une liste d’alliés qui, malgré les critiques qu’ils peuvent parfois lui adresser, le soutiennent sur certaines mesures, par exemple sur les aides au logement social ou sur l’augmentation du salaire minimum. Je crois que l’approche des deux scrutins pousse l’opposition à chercher à délégitimer le gouvernement par tous les moyens.
La réélection de Pedro Sánchez l’an dernier a pourtant été très serrée…
C’est vrai, mais l’Espagne est très polarisée. La société est complètement divisée entre conservateurs et progressistes. Entre le Parti populaire (PP) et ses alliés d’un côté [NDLR : le parti d’extrême droite Vox], et le PSOE et ses alliés, de l’autre. Et cela se reflète dans les élections. Il est donc très difficile d’obtenir une majorité, pour un camp comme pour l’autre.
Pedro Sánchez reste-t-il populaire auprès de sa base électorale ?
L’annonce de la loi d’amnistie des indépendantistes lui a valu beaucoup de critiques, venant à la fois de sa base électorale et des militants du PSOE. Cela a fragilisé la base électorale socialiste. La plainte visant Begoña Gómez pourrait permettre à Pedro Sánchez de remobiliser sa base et ses partisans avant les deux scrutins à venir. Le PSOE, mais aussi des journalistes et intellectuels [NDLR : dont le cinéaste Pedro Almodóvar] ont manifesté leur soutien au Premier ministre ces derniers jours.
La droite et l’extrême droite peuvent-elles tirer profit de cette crise ?
Pour l'heure, les partis de droite n'en tirent pas un bénéfice quelconque, mais cela peut évoluer en fonction de la décision de Pedro Sánchez. S’il démissionne et que de nouvelles élections sont organisées, les sondages donnent effectivement le PP et Vox gagnants. Et même si Pedro Sánchez ne quitte pas son poste, on peut au moins dire que les partis de droite auront trouvé le talon d’Achille du Premier ministre.
Que se passe-t-il en Espagne lorsqu’un chef de gouvernement démissionne ?
Pedro Sánchez, tout comme le PP, peut proposer un nouveau candidat. Si aucun n’obtient de majorité au Parlement, il y aura de nouvelles élections. Mais la société espagnole est tellement polarisée que dans une telle hypothèse, on aurait un résultat très serré : n’importe quel chef de gouvernement aurait une majorité très fine.
Peut-on parler de crise politique ?
Oui, il s’agit d’une crise politique inédite car c’est la première fois qu’on questionne la légitimité des institutions, et c’est la première fois en Espagne qu’on voit une attaque si frontale contre le chef du gouvernement. L’opposition, qui parle sans cesse de "gouvernement illégitime", avait déjà remis en question l’an dernier les résultats des élections, parlé de "fraude électorale". C’est un discours similaire à celui des partisans de Donald Trump aux Etats-Unis.