Financement, divergences, méthodes : comment l’Observatoire du décolonialisme s’est enfoncé dans la crise
Fin 2020, des universitaires français inquiets des dérives dans le monde académique fondaient un Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires. A l’initiative de professeurs d’université, tels les linguistes Yana Grinshpun, maître de conférences à l’université Sorbonne Nouvelle, Jean Szlamowicz, professeur à l’université de Bourgogne ou encore Xavier-Laurent Salvador, maître de conférences à l’université Sorbonne-Paris-Nord, le groupe, rejoint par une soixantaine d’universitaires lors d’un "appel" publié dans Le Point, s’était fixé comme projet d’analyser, et si besoin dénoncer, les travaux de recherche en sciences sociales flirtant avec le militantisme woke. Près de trois ans et demi plus tard, le bilan de l’organisation pose question, sans doute parce que sa mission elle-même est devenue ambiguë.
Dernière manifestation en date, l’émergence d’une rumeur : le fond du Bien Commun, organisation philanthropique fondée par le milliardaire conservateur Pierre-Edouard Stérin, serait l’un des soutiens financiers de l’Observatoire. "Ce serait tellement gros, j’ose à peine y croire", glissait, il y a quelques semaines, un fin connaisseur du collectif.
Si l’hypothèse se confirmait, tous les ingrédients d’un mauvais procès seraient réunis : l’un est un entrepreneur catholique au profil libéral et conservateur, dont les rencontres avec le polémiste Eric Zemmour, avant qu’il ne s’en éloigne une fois la campagne présidentielle de 2022 lancée, avaient été relatées dans les colonnes de L’Express. Les autres, des intellectuels constamment accusés de porter un projet "de droite" - une accusation grossière (certains membres, à l’instar de la sociologue Nathalie Heinich défendent un "anti-wokisme de gauche"), mais qu’une alliance avec Stérin ne ferait qu’alimenter.
Si la plupart des proches de la direction de l’Observatoire contactés par L’Express évacuent la question en faisant valoir un principe de confidentialité, Xavier-Laurent Salvador, maître de conférences et président du Laboratoire d’analyse des idéologies contemporaines (Laic), association qui pilote la politique éditoriale du site de l’Observatoire, confirme la rumeur. "Nous avons fait la démarche de demander la reconnaissance d’intérêt général afin de nous dégager de toute influence extérieure [NDLR : une association d’intérêt général doit présenter une activité non lucrative, une gestion désintéressée et un cercle étendu de bénéficiaires]". "Les donateurs, parmi lesquels le fonds du Bien Commun, soutiennent à travers nous une association laïque, proche d’autres associations comme le Grand Orient de France, souligne-t-il. Nous bénéficions également de subventions publiques, ainsi que des contributions d’autres organismes et de particuliers." On n’obtiendra pas davantage de précisions sur les montants en jeu, ni sur ces "autres organismes". Sollicité, le fonds du Bien commun n’a pas donné suite.
Seulement voilà, si la rumeur concernant le fonds de Pierre-Edouard Stérin a tant circulé au sein de l’Observatoire et dans ses cercles proches, c’est aussi parce que certains s’inquiètent de ce que, justement, le "mauvais procès" à anticiper puisse comporter une part de vrai. La participation du fonds du Bien commun serait le symptôme d’une crise plus vaste. Et si le collectif en était arrivé à faire ce qu’il reprochait à ses ennemis intellectuels – céder à l’idéologie au détriment de la rigueur scientifique et académique ?
De la riposte à "l’antiwokisme de confort"
Ce scénario, le philosophe, historien des idées et membre de l’Observatoire, Pierre-André Taguieff, dit l’avoir vu arriver de loin. Il y a quelques années, déjà, lorsque les termes "wokisme" ou même "islamo-gauchisme" (une notion qu’il a introduite et conceptualisée) ont commencé à séduire les milieux d’extrême droite. "Ces notions, initialement destinées à analyser des faits idéologiques et sociétaux, sont devenues des mots magiques utilisés pour disqualifier", fait valoir le chercheur honoraire au CNRS, qui confie avoir décliné plus d’une invitation à intervenir aux côtés de personnalités d’extrême droite.
"Face à ces récupérations, l’Observatoire – fondé par une majorité de gens de gauche ! – s’est trouvé face à un dilemme : tomber dans la facilité de s’inscrire dans le sillage de politiques et polémistes faisant un usage grossier et stratégique de ces termes, ou réaffirmer fermement à ce que nous étions (et sommes encore pour la plupart) – des universitaires attachés à notre indépendance et à l’universalisme. Certains ténors de l’Observatoire ne semblent pas avoir clairement choisi leur camp", regrette Pierre-André Taguieff. Nous sommes peu à peu entrés dans le moule d’un antiwokisme de confort, sorte de pot-pourri fait de tribunes, de contre-tribunes, et de publications grossières et caricaturales. Les perdants, dans tout cela, ce sont les membres, dont beaucoup sont d’excellents chercheurs, et la cause universaliste que nous étions censés défendre par nos travaux."
Nostalgie d’un temps où Jean-Michel Blanquer, alors ministre de l’Education nationale, adoubait publiquement le projet de l’Observatoire. Outre Pierre-André Taguieff, certains rient jaune en se remémorant le discours d’ouverture prononcé à la Sorbonne par l’invité de marque du colloque très médiatisé de janvier 2022, "Que reconstruire après la déconstruction ?". "Il faut prendre au sérieux les théories qui sont posées, et je crois que dans tout ce que vous allez faire aujourd’hui, demain, et au-delà, il y a tout simplement un travail intellectuel et scientifique qui consiste à […] analyser le phénomène", préconisait Blanquer.
"La satire ne peut être une arme suffisante"
Deux ans plus tard, la majorité des membres fondateurs s’est retirée du projet. "J’ai préféré prendre mes distances, surtout pour des questions de fonctionnement interne et parce que les objectifs de travail me semblaient assez mal définis – étions-nous un blog, un think tank, une revue ?" fait ainsi valoir le linguiste Jean Szlamowicz, l’un des cocréateurs du collectif, qu’il a quitté il y a plusieurs mois. "Il m’a paru plus productif de me tourner vers d’autres projets éditoriaux, notamment en créant une collection, Le Point sur les idées chez Intervalles, en développant une revue de linguistique, et en travaillant à titre individuel avec certains membres de l’Observatoire."
"Ç’aurait pu être une formidable initiative. L’humour a toujours fait partie de l’ADN du projet, ce qui n’enlevait rien aux valeurs de probité et de rigueur qui nous animaient. Mais lorsque nous avons voulu faire évaluer l’Observatoire vers quelque chose de plus sérieux, le manque d’organisation efficace et le sarcasme ont pris le dessus sous l’impulsion de certains. Or la satire ne peut être une arme suffisante pour lutter contre les idéologies, et encore moins pour les étudier", analyse de son côté la linguiste Yana Grinshpun, qui préfère, elle aussi, collaborer individuellement avec certains membres et ex-membres de l’Observatoire.
Compte Twitter
Parmi les membres actuels, le constat est semblable… L’un d’entre eux confesse ainsi auprès de L’Express se garder de publier des papiers sur le site de l’Observatoire. Question d’image : les curieux pourraient bien dénicher, au milieu des articles de fond, d’autres contenus, tel le récent best-of de "Woke-Machine", un site parodique dont le seul objet est de publier des "tracts" singeant jusqu’à l’outrance les travers d’un certain progressisme : "Son oui est-il un vrai oui ?", "Enceinte à 80 ans ? Il n’est jamais trop tard pour se réaliser pleinement", "Pour une empathie accrue, partagez vos urines chaque matin"…
"Le site publie de nombreux articles de qualité qui sont validés par le comité de rédaction", défend la sociologue Nathalie Heinich, vice-présidente du conseil scientifique du Laic, reconnaissant dans le même temps l’existence de quelques "billets d’humour". Cependant, pour beaucoup de membres ou ex-membres, l’enjeu ne se situe pas tant dans les contenus hébergés par le site en tant que tel - la plupart des interlocuteurs de L’Express insistent sur le sérieux avec lequel la sociologue, ainsi que l’historien Pierre Vermeren, président du conseil scientifique, mènent le projet - que dans la vitrine pour le grand public de l’Observatoire, son profil sur X (ex-Twitter).
Ce compte, en effet, brille par ses sorties volontiers potaches… En juin 2023, par exemple, ce dernier relayait une vidéo de Xavier-Laurent Salvador répondant en latin à certaines critiques le concernant. "Il faut une version avec sous-titres svp", lançait un détracteur. Réponse de l’Observatoire : "Eh oui quand t’es con et illettré mais que tu parles linguistique… t’as besoin de sous-titres." Qui se cache derrière ce compte ? En tout cas, ni Nathalie Heinich, ni Pierre Vermeren, qui confirment tous deux ne pas avoir la main sur les réseaux sociaux de l’Observatoire. "Il arrive que ce soit moi qui tweete", reconnaît de son côté Xavier-Laurent Salvador. Mais, défend-t-il dans la foulée, "c’est un travail d’équipe bénévole".
"Vaillamment"
Le nom de Xavier-Laurent Salvador revient avec insistance. "Il contrôle tout au gré de son impulsivité et de ses crispations personnelles", décrit un ancien membre qui souhaite garder l’anonymat. Au point, semble-t-il, de faire passer quelques consignes à plusieurs membres après que L’Express a commencé son enquête. "Je vous invite, si vous ne l’avez pas fait, à me signaler que vous avez eu un contact avec [le journal], mais dans tous les cas : il faut être factuel, évoquer notre ligne universitaire, allumer Sciences Po et les mouvements antisémites au sein des facs", écrivait-il un vendredi soir dans une boucle de mails interne que nous avons pu consulter. Signé : "Vaillamment". Un tweet mettant en cause L’Express était publié dans la foulée sur le compte du collectif. Et qu’importe si notre journal, ces dernières années, a publié plusieurs tribunes de l’Observatoire et de ses collaborateurs au nom du débat d’idées.
"Sans Salvador, il n’y aurait pas d’Observatoire. Alors qu’il soit un peu autoritaire…", fait valoir l’historien Pierre Vermeren. Mais si certains s’inquiètent de la place que prend Xavier-Laurent Salvador, c’est aussi en raison de ses activités médiatiques, comme sa collaboration (sous forme de chroniques) avec le Journal du dimanche passé dans le giron de Vincent Bolloré… "Je vais où l’on veut bien m’inviter", évacue l’intéressé. "On ne peut pas faire plus collégial que cette association. Tout est soumis à discussion. Maintenant, c’est vrai, je suis l’un des seuls à m’exposer médiatiquement. J’en ai d’ailleurs pris plein la gueule pour avoir accepté d’endosser publiquement une responsabilité collective".
Comme d’autres membres de l’Observatoire, Xavier-Laurent Salvador a plusieurs fois fait l’objet de brimades, d’insultes et de tentatives de censure, de la part de détracteurs du projet. C’est peut-être bien ici que se situe le nœud de l’affaire… Et si, à force de s’opposer à l’intolérance et à la "cancel culture" de leurs ennemis intellectuels, certains en étaient arrivés malgré eux à adopter des comportements similaires en miroir ?
Contre-wokisme
Courant 2022, dans une boucle de mails rassemblant les soutiens de l’Observatoire. Les débats y sont parfois agités. Port du voile, place des femmes à l’université, genre et sexe biologique… Depuis peu, Daniel Weisz-Patrault, chercheur au CNRS et diplômé de l’Ecole nationale des ponts et chaussées, est témoin des joutes qui s’y déroulent régulièrement. L’expérience aura été de courte durée. Un jour de novembre, lassé, il quitte la troupe avec un mot d’adieux salé. "J’avoue que finalement je suis plutôt déçu par l’expérience, car un certain nombre de contributeurs ont à peu près les mêmes méthodes d’analyse que les wokes, ils ont une idéologie bien marquée et ne s’embarrassent pas de l’exigence d’établir des faits avec méthode. Ils tiennent pour évident un certain nombre de postulats et tirent leurs conclusions à partir de leur seule intelligence […] Si la seule réponse que l’on oppose à une idéologie est une autre idéologie le débat se polarise, et c’est une plaie en démocratie."
Dans la foulée, le politologue Arnaud Lacheret tente de le retenir. "Pour ma part, j’appréciais beaucoup votre volonté d’introduire de la rigueur et de ne pas confondre tribunes et travail scientifique : les deux sont nécessaires, y compris dans ce groupe, mais on a un peu trop tendance à les mettre sur un même plan." Réaction de l’un des membres de la boucle : "Si vous pensez vraiment ce que vous écrivez ici, vous devriez suivre son exemple." Arnaud Lacheret quitte à son tour le groupe. "Quand on s’oppose à un militantisme et que l’on a, qui plus est, souvent été attaqué pour cette raison, tomber dans un autre militantisme et dans le sectarisme est un mouvement classique (et à certains égards, compréhensible) de protection. Le problème, c’est qu’on ne peut pas lutter contre le wokisme avec les mêmes armes."
Bien que certains membres de l’Observatoire fassent valoir que le collectif est aujourd’hui en "phase d’expansion", plusieurs observateurs extérieurs semblent moins positifs. Ainsi du sociologue Olivier Galland, directeur de recherche émérite au CNRS, dont un article vient pourtant d’être publié sur le site de l’Observatoire. "Ce qui me gêne un peu, dans leur démarche, c’est qu’ils mènent exclusivement une lutte contre-idéologique, fait-il valoir. Au fond, leur priorité n’est pas la défense des sciences, mais celle de valeurs opposées à celles du wokisme. C’est respectable, mais la surenchère idéologique n’est, selon moi, pas la meilleure réponse." C’est sans doute le philosophe Pierre-André Taguieff qui résume le mieux cette histoire : "Les marchands de wokisme engendrent des marchands d’anti-wokisme, qui engendrent eux-mêmes des marchands d’anti-anti-wokisme." Histoire sans fin.