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Апрель
2024

"En voyant les dégâts..." : en Turquie, le périlleux eldorado de la chirurgie esthétique

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Ils ont d’abord suscité la surprise et la curiosité, évoluant le plus souvent en groupe dans les rues d’Istanbul, la nuque et le bas du crâne enveloppé de bandages et arborant des crânes ensanglantés. Des membres d’une secte ? Des blessés de guerre ? Apparus il y a une dizaine d’années, les rescapés des implants capillaires qui cheminent le long du Bosphore n’étonnent désormais plus personne. Au fil des ans, leurs rangs se sont étoffés des volontaires de la rhinoplastie, de la liposuccion et de bien d’autres, venus profiter d’installations médicales de qualité, de professionnels bien formés et de prix défiant toute concurrence.

C’est pourtant l’une de ces opérations, en l’occurrence le "lifting brésilien des fesses" qui, à la mi-janvier, a coûté la vie à une jeune patiente anglaise de 26 ans, mère de trois enfants. L’opération, qui dure de quatre à six heures, sous anesthésie générale, consiste à prélever du tissu adipeux dans certaines régions du corps pour le transférer dans les fesses, afin d’en augmenter la fermeté, le volume et le dessin. La jeune mère de famille s’était déjà rendue à Istanbul pour une opération dentaire dont elle était satisfaite et avait décidé de renouveler l’expérience pour un coût de 3 500 euros, trois fois inférieur au prix demandé dans les cliniques de son pays. Victime d’une embolie graisseuse, elle est décédée dans le taxi qui l’emmenait effectuer sa visite de contrôle postopératoire, juste avant de prendre son avion pour l’Angleterre.

"La Turquie est la nouvelle destination à la mode depuis dix ans, mais si certains sont ravis de leur expérience, je reçois aussi beaucoup de plaintes", alerte Muriel Bessis, fondatrice de l’Association des réussites et des ratés de la chirurgie esthétique. "En France, la chirurgie esthétique est encadrée, notamment par la loi Kouchner de 2002. Mais en Turquie, il n’y a pas de législation spécifique. Le risque de se laisser tenter par les publicités qui inondent les réseaux et de tomber sur des charlatans est réel", s’inquiète-t-elle.

"Un prix cinq fois moins cher qu’en France pour la pose de 12 couronnes et 12 facettes dentaires, on m’a vendu du rêve…", raconte Romain, 44 ans. Mais celui-ci a tourné au cauchemar. Hameçonné par un commercial via le réseau social Instagram, il a été opéré en 2021 dans une clinique de la banlieue d’Istanbul, mais ses couronnes ont été mal posées, mal collées et le tout mal nettoyé, lui occasionnant de graves infections. "J’y suis retourné deux mois après car j’avais des douleurs atroces et qu’une odeur horrible se dégageait, mais ils se sont contentés de me dire que je faisais une allergie et m’ont renvoyé chez moi", témoigne-t-il. Depuis, il continue à se débattre avec les conséquences de l’opération : "Une partie de ma bouche s’est nécrosée avec toutes les infections, j’ai cumulé cinq antibiotiques, enchaîné pendant deux ans des rendez-vous quasi hebdomadaires chez le dentiste pour tout soigner. Aujourd’hui, ça va un peu mieux, mais la mauvaise odeur persiste", se désole-t-il. Une expérience désastreuse qui l’a même poussé à tenter de mettre fin à ses jours.

Un spa transformé en hôpital

Si certaines cliniques sont dévolues exclusivement à la chirurgie esthétique, l’écrasante majorité du secteur est formée d’agences qui s’occupent de contacter les clients, de trouver un médecin et de louer une salle disponible dans l’un des hôpitaux de la ville, le temps de l’opération. Avec sa maîtrise courante du français, de l’anglais et de l’arabe, Marwan, Tunisienne de 35 ans, officie depuis cinq ans dans ce secteur à Istanbul. "Le problème, c’est que certains collègues acceptent tous les clients à partir du moment où ils payent, même lorsqu’il s’agit d’opérations lourdes. Moi, par exemple, je n’accepterai jamais une personne de plus de 100 kilos pour une liposuccion, ni des patients diabétiques pour certaines interventions à cause des problèmes de coagulation", témoigne la jeune femme. Certains de ses confrères sont moins regardants ou font le choix de croire les patients sur parole. "Des personnes considèrent la chirurgie plastique comme un besoin impératif qui va changer leur vie, explique-t-elle. Elles sont prêtes à mentir sur leurs antécédents médicaux et à prendre des risques avec leur santé, donc il faut toujours faire une batterie de tests."

Sarah, 50 ans, avait entrepris, pleine d’espoir, son voyage vers Istanbul en 2022. "Je voulais régler un problème au niveau de mes pommettes, j’avais déjà eu recours à des injections, mais je cherchais des implants pour une solution permanente", se souvient-elle. Convaincue par un prix très modique (6 000 euros, hôtel compris) et des photographies d’opérations précédentes, elle se rend à Istanbul, accueillie par un chauffeur qui l’amène dans un endroit "très propre". Mais bientôt, les choses se gâtent : elle passe la nuit précédant son opération dans une chambre exiguë sous les toits. En fait de clinique, elle comprendra trop tard qu’il s’agit d’un spa, utilisé en toute illégalité comme hôpital de chirurgie plastique. L’opération se passe mal. Le médecin qui l’opère, en faisant tomber un outil, endommage son nez. "Quand j’ai vu les dégâts, les points de suture et l’énorme cicatrice, je suis devenue folle, raconte-t-elle. Ils m’ont juste donné des crèmes pour la cicatrisation, avec leurs excuses, mais je n’ai rien lâché. Sur les conseils d’un avocat, je leur ai fait signer des papiers pour qu’ils prennent en charge les conséquences de cette opération."

Mais alors qu’on la raccompagne à son hôtel, la voiture se perd sur une lointaine et déserte route périphérique en bordure d’autoroute. Le chauffeur et le médecin arrêtent le véhicule, ouvrent les sacs et s’emparent de force du papier. "Là, j’ai été saisie de terreur et de rage, je ne voulais pas qu’ils m’abandonnent là, en pleine nuit, je me suis battue avec eux, j’ai arraché la chemise du médecin, je suis monté sur le capot tout en appelant l’ambassade française", dit-elle. Comprenant qu’elle a partagé sa localisation et que la police est en route, le chauffeur prend peur, s’excuse et fond en larmes tandis que le médecin s’enfuit à pied. Face à des frais d’avocats trop importants, elle renonce toutefois à mener des poursuites contre le médecin en question, qui sévit désormais dans la ville d’Antalya.

Faux médecins syriens

Les implants mal posés qui lui occasionnent des maux de tête et le préjudice esthétique de cette opération ratée la poussent alors à se tourner vers des hôpitaux français où elle est difficilement - et partiellement - prise en charge. Finalement, elle repart vers l’inconnu en novembre 2023, en Tunisie cette fois, pour une opération à quelques milliers d’euros qui se déroule correctement.

"La chirurgie esthétique n’est pas un besoin, c’est un luxe et les gens qui y ont recours doivent le faire de manière prudente, en sachant que le fait d’aller à l’étranger va rendre compliqué le suivi postopératoire", prévient Serhan Tuncer, vice-président de l’association de chirurgie plastique de Turquie. Ce chirurgien déplore que la publicité et le prix soient les principaux vecteurs d’attraction des patients, au détriment parfois de leur santé. "Il y a encore malheureusement beaucoup d’escrocs qui tentent de profiter de l’envolée du secteur, rappelle-t-il. Les gens doivent être très précautionneux dans le choix de leur médecin." Fin août 2023, l’affaire, révélée par un média d’opposition, d’un faux chirurgien syrien et de ses comparses turcs qui opéraient en toute illégalité à Istanbul et avaient fait de nombreuses victimes, a conduit à leur arrestation. "Malheureusement il y a encore des faux médecins, surtout étrangers, en activité, déplore Marwan. Ces derniers temps, toutefois, l’Etat turc renforce les contrôles. Plusieurs cliniques qui opéraient de manière illégale ou servaient à blanchir de l’argent ont été fermées."

Car si les autorités ont longtemps fermé les yeux, il en va désormais de la réputation du secteur du "tourisme médical". Une manne qui, en attirant 1,4 million de visiteurs l’an dernier, a rapporté plus de 2,1 milliards d’euros.