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Апрель
2024

Ross Douthat (New York Times) : "Je placerais pas mal d’argent sur la réussite de la France au XXIe siècle"

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Les uns se lamentent d’un supposé déclin occidental. Les autres estiment que les réussites scientifiques et économiques de notre temps suffisent à en décréter la perfection. Et tous soutiennent que nous vivons, pour le meilleur ou pour le pire, une "accélération du monde" ou encore une "révolution numérique". Dans ce contexte, la thèse de l’éditorialiste au New York Times Ross Douthat, dans Bienvenue dans la décadence (Presses de la cité/Perrin), pourra sembler provocatrice. Elle s’avère surtout fort convaincante. Economie, technologie, politique, idéologie, culture même, les Occidentaux sont gâtés, mais aussi embourbés, montre-t-il, dans la stagnation, la virtualité et la répétition. Ni l’enfer ni le paradis, mais les limbes. Dans ce livre rempli de références à la culture savante autant que populaire, cet esprit fin, conservateur modéré, retrace les évolutions des cinquante dernières années et s’interroge : sortira-t-on un jour de la nasse, et si oui, sera-ce par la catastrophe ou le sursaut ? Entretien exclusif.

L’Express : Depuis Apollo, nous sommes entrés en décadence… Qu’est-ce qui vous fait penser cela ?

Ross Douthat : J’utilise Apollo par commodité, comme borne temporelle, mais il est vrai que cet événement est corrélé avec un grand nombre de tendances décrites dans le livre. La décadence, selon moi, est un phénomène pluriel. Dans les années 1970, on commence à constater un ralentissement de la croissance économique. Il devient plus difficile de trouver des innovations technologiques – de fait, le progrès technique ralentit partout sauf dans le numérique. Dans le même temps, c’est le début d’une sorte de sclérose politique, les pays avancés ayant des difficultés à se réformer en profondeur, selon des modalités différentes en Europe et aux Etats-Unis.

Ensuite, on constate une forme de répétition culturelle, évidente dans la culture populaire, notamment le cinéma. Nos sociétés racontent les mêmes histoires encore et encore. C’est l’ère du film de superhéros et des sequels de Star Wars. Dans la vie intellectuelle, dans le même temps, on trouve la tentative de réveiller de vieilles idées, marxistes ou réactionnaires, attirantes sur le moment mais ne menant nulle part.

Enfin, en soubassement de tout le reste, on constate une perte de confiance dans l’avenir, dans l’idée que l’avenir sera meilleur que le passé. La manifestation la plus claire en est que les gens cessent d’avoir des enfants. Ce phénomène s’est même accentué depuis la première édition en anglais du livre, en 2019. Les sociétés les plus riches dans l’histoire du monde échouent à se reproduire elles-mêmes. Certes, il n’est pas surprenant que nos taux de natalité soient inférieurs à ce qu’ils étaient en 1750, les femmes ont plus de liberté, les sociétés s’enrichissent, la mortalité infantile baisse et l’on n’a plus besoin d’avoir sept enfants pour compenser celle-ci. Mais le mystère est que nous sommes passés d’une situation où la plupart des gens avaient plusieurs enfants à un monde où, comme en Corée du Sud aujourd’hui, le taux de fertilité peut être inférieur à 1. L’Europe du Sud en prend le chemin. L’explication est complexe mais cela a sans doute à voir avec l’atmosphère générale.

Pour certains, la baisse de la natalité est une bonne nouvelle.

Deux sortes discours le prétendent en effet. Le premier s’explique par une mauvaise connaissance du monde actuel : certains pensent que nous vivons toujours dans les années 1970 et 1980, quand Paul Ehrlich, dans La bombe P (livre paru en 1968, NDLR), prédisait des catastrophes, des famines, des guerres féroces entre 7 milliards d’individus pour s’approprier les ressources. Mais c’est faux, et depuis plusieurs décennies : même les sociétés à propos desquelles Ehrlich s’inquiétait, la Chine et l’Inde, s’acheminent vers le vieillissement de leur population et non la surpopulation. L’Afrique subsaharienne reste une exception, c’est le dernier endroit où la population jeune croît, puis migre vers le nord, dans nos sociétés vieillissantes - un phénomène spectaculaire qui va se poursuivre.

Selon le second discours, c’est une bonne nouvelle parce que, selon certains, la vie est horrible et que les humains ne devraient pas naître. Cet argument est plus cohérent, tout en étant lui-même une manifestation d’ennui et de désespoir. Si cela justifie, pour vous, la disparition de la Corée du Sud, on peut dire à bon droit que votre culture est entrée dans un territoire problématique.

Les limites de la croissance tiennent aussi au niveau colossal des dettes publiques ou les contraintes environnementales.

Les Etats-Unis, dans les dix à quinze dernières années, se sont reposés sur le statut du dollar comme monnaie de réserve, une position unique au monde, afin de maintenir des déficits publics très élevés. C’est une société riche qui s’achète la sensation d’être un peu plus riche. Je ne crois pas que cela mène forcément à l’effondrement, les pays riches pourront supporter des déficits pendant de longues périodes faites de stagnation et d’insatisfaction. Mais ces économies sont différentes de celles des années 1950 et 1960. Celles-ci avaient des déficits bien plus faibles et un taux de croissance bien plus élevé. Les nôtres ont le contraire. Nous maintenons ainsi non pas l’illusion de la croissance mais celle du dynamisme. Le retour de l’inflation suggère que cette stratégie a des limites.

Selon vous, l’innovation stagne. L’innovation numérique ne représente-t-elle pas une nouvelle révolution industrielle ? Et des avancées majeures pourraient se produire, comme la fusion nucléaire.

Mon livre est en grande partie un livre d’histoire des cinquante dernières années. Or je suis assez sûr que sur cette période, la révolution technologique n’a pas produit le changement et la croissance attendus. Cela signifie-t-il qu’aucune percée majeure n’est possible dans les prochaines décennies ? Pas forcément. Depuis la publication du livre, des trouvailles en IA comme ChatGPT sont apparues, de véritables avancées que nombre de personnes, moi y compris, n’anticipaient pas. Il est donc possible que dans l’avenir, on regarde notre époque comme une ère de stagnation, suivie par une ère de croissance et de changement. C’est une vision optimiste de la sortie de la décadence.

Mais à mon avis, pour en sortir, plusieurs choses doivent se produire en même temps : il faut un ensemble d’innovations qui viennent nourrir le dynamisme politique et culturel, lui-même venant alimenter en retour l’innovation, et ainsi de suite. Ce fut le cas, par exemple, pendant la Renaissance. Si l’IA et la réalité virtuelle stimulent de tels changements, alors oui, ce sera la fin de la décadence.

Cependant, jusqu’à présent, le numérique a été d’une certaine façon l’exception qui confirme la règle. Les technologies numériques sont essentiellement utilisées pour permettre aux gens de se retirer de la réalité matérielle. Elles focalisent l’attention des ingénieurs les plus talentueux sur la fabrication de mécanismes qui alimentent le circuit de l’addiction dans nos cerveaux… par exemple, cet appareil que je porte dans ma poche, mon smartphone. Cela pourrait continuer ainsi. Dans ce cas, les effets de ces technologies, dans le monde concret, ne feront qu’accroître la décadence.

Prenez l’IA. Si l’IA conduit à de nouvelles avancées dans le monde concret, comme la fusion nucléaire ou de nouveaux remèdes contre le cancer, alors oui, il s’agira d’une technologie anti-décadence. Mais si son effet principal consiste à offrir à tout jeune homme ou toute jeune femme un petit ami virtuel en décourageant les deux sexes à se fréquenter, à accentuer leur isolement dans un monde où chacun possède vingt amis mais où quinze d’entre eux n’existent pas dans la réalité, et à créer des distractions addictives qui ne sont ni exigeantes ni intéressantes, mais simplement des bouffées de dopamine de quinze secondes pour notre cerveau, j’en doute. Jusqu’ici, l’IA a généré beaucoup de ce que l’on appelle du "sludge", une juxtaposition de petites vidéos à visée addictives qui ne sont guère un remplacement de Shakespeare ou Molière. L’IA aura peut-être les deux effets. Plus il aura un effet sur la réalité, plus il résistera à la décadence, plus son effet sera au contraire virtuel, plus nous sombrerons dans une sorte de galerie des glaces numérique, une drogue de plus dans le meilleur des mondes.

L’évasion virtuelle, entre jeux vidéo et pornographie en ligne, pourrait rendre notre décadence durable, expliquez-vous.

Il semble que le monde virtuel propose un substitut concret à la vraie vie – les jeux vidéo remplacent le sport et le combat, la pornographie, les relations sexuelles. Mais il existe aussi une façon virtuelle de faire de la politique. A l’ère de Trump, les Etats-Unis connaissent un renouveau idéologique, celui du nationalisme religieux et de la gauche radicale. Mais ces idées restent pour l’essentiel exposées sur les réseaux sociaux : vous êtes un fasciste ou bien un communiste… sur X et sur TikTok. Cela peut faire monter la mayonnaise et susciter des éruptions dans la vraie politique, et cela s’est produit : les émeutes de 2020 à la suite de la mort de George Floyd, l’assaut du Capitol du 6 janvier 2021, le Brexit, les gilets jaunes – autant de cas où un mécontentement d’abord virtuel a pénétré le réel. Mais cette transition est difficile et rare. Autre problème, il est très facile pour les gens d’être présents sur Internet en faisant croire qu’ils font de la politique, qu’ils sont radicaux, qu’ils organisent des choses, alors que tout ce qu’ils font consiste à cliquer, cliquer, cliquer.

Dans l’ensemble, je constate que notre système est resté tout de même assez stable. Après le 6 janvier 2021, beaucoup de commentateurs américains ont estimé que nous entrions dans une nouvelle ère de violence politique, qu’il y aurait des attentats terroristes contre l’administration Biden… Rien de tout cela n’est arrivé. Les soutiens de Trump sont retournés, la queue entre les jambes, à leur colère numérique. La leçon de ces épisodes est la suivante : il faut un choc externe – une pandémie, une mort terrible, une guerre – pour faire déborder l’agitation virtuelle dans la réalité. Sans cela, les gens peuvent rester radicalisés pendant longtemps virtuellement mais pas réellement.

Donald Trump est-il un symptôme de notre société décadente ?

Le trumpisme, d’abord, représente une rébellion contre la décadence. Tout le populisme occidental, à gauche comme à droite, est en partie l’expression d’un mécontentement vis-à-vis du monde. Trump, c’est la nostalgie d’un avenir que l’Amérique estimait assuré. "Make America Great Again" est une phrase réac-futuriste : il faut retourner dans le passé à l’époque où nous étions grands et revenir en avance rapide vers l’avenir en faisant mieux. Pour beaucoup d’Américains, Trump évoque le monde des années 1980, la période Reagan, les envolées boursières, les magnats de l’immobilier. Il est celui qui entre dans une société qui stagne pour la transformer.

Mais il faut aussi voir Trump comme une manifestation de la décadence. Est-ce un grand homme d’affaires ? Non. Il a eu du succès mais il est surtout connu pour avoir joué un grand homme d’affaires dans une série de téléréalité. Sa personnalité est taillée sur mesure pour les chaînes d’information en continu et les réseaux sociaux, deux théâtres politiques souvent distincts de la réalité… politique. Sa présidence a créé cette espèce de double réalité parallèle, d’un côté un Trump radical s’époumonant sur Twitter, de l’autre une administration constituée d’hommes de Wall Street ou de républicains spécialistes des affaires étrangères. C’était chaotique en surface mais banal en dessous. Sa rébellion contre le système était en grande partie une représentation qui n’a jamais vraiment menacé le système. Sauf, bien sûr, le 6 janvier, où la pièce de théâtre est devenue réelle. En gros, c’est comme un jeu de rôle grandeur nature, tout est "pour de faux", mais il y a des moments, certes rares, où le faux devient vrai.

Vous décrivez la tendance actuelle à la répétition idéologique. Le wokisme ne représente-t-il pas une révolution culturelle ?

Son influence est sans aucun doute nouvelle. Ses idées le sont moins puisqu’il s’agit d’idées de gauche des années 1970 qui ont existé dans une espèce de serre académique pendant longtemps et se sont muées en une réalité politique. Cette évolution a été particulièrement alimentée par les circonstances exceptionnelles de la pandémie. Le jeu de rôle académique a fait irruption dans la réalité. Soudain, vous pouviez licencier des gens ou forcer le conseil d’administration de la Poetry Foundation à démissionner avec honte pour sa participation à la culture suprémaciste blanche ! Comme le populisme de Trump, le wokisme a connu son moment révolutionnaire. Je pense qu’il va perdurer pendant un certain temps comme langage de la bureaucratie et des universitaires progressistes, et il aura dans cette mesure une influence. Mais dans ce cas, il va probablement accentuer la décadence parce que c’est une idéologie qui considère toutes les formes d’excellence et de réussite comme le fruit amer de l’impérialisme et du suprémacisme blanc. Le wokisme est hostile au dynamisme et à l’innovation, il vise un remaniement racialement orienté des rangs et des privilèges à l’intérieur d’un paysage politique finalement assez stable.

En revanche, j’observe un retrait de l’influence du wokisme sur les entreprises. A l’été 2020, toutes se sont mises à employer des responsables "diversité, équité et inclusion" mais, lorsque les conditions économiques se dégradent, ce sont les premières personnes à être licenciées. Ensuite, les idées woke ont rencontré une très forte résistance d’Etats conservateurs comme la Virginie, la Floride et le Texas. Je pense qu’il ne triomphera pas complètement car cette vision du monde, au fond, ne fait guère de sens. Il s’agit d’une alliance de différents groupes aux revendications différentes qui n’a rien d’une idéologie cohérente comme a pu l’être le communisme. Surtout, contrairement au marxisme, le wokisme ne promet aucun avenir radieux. C’est une sorte de protestantisme sécularisé présentant une espèce humaine dépravée traversée par différents types d’oppressions, mais sans Dieu pour la sauver, c’est-à-dire sans certitude qu’une amélioration est à venir. On est loin de la promesse marxiste d’une Histoire qui s’achève sur un paradis prolétaire. Ces limites me font penser que ce mouvement s’épuisera de lui-même.

Le populisme, miroir du wokisme, devrait d’ailleurs connaître le même sort. Le populisme correspond à une tentative de défendre l’identité nationale contre la mondialisation. Mais il n’a aucune solution réelle à apporter à la décadence. Une victoire de l’AfD provoquera-t-elle une remontée de la natalité en Allemagne ? Non. En Pologne, le PiS, parti populiste au pouvoir durant des années, n’a fait qu’accélérer la sécularisation de la société.

Wokisme et populisme sont des manifestations de mécontentement et des tentatives pour retrouver du sens sur le plan idéologique. Mais j’ai de sérieux doutes sur leur succès.

L’islamisme, la Russie de Poutine ou le modèle chinois qui associe communisme et capitalisme peuvent-ils représenter des alternatives crédibles au libéralisme occidental ?

Ce sont des tentatives de construire ce que le philosophe Bruno Maçaes a nommé des "Etats-civilisations". La Chine en est le meilleur exemple, mais l’Inde de Modi, la Russie nationaliste de Poutine, l’Iran chiite et l’Arabie saoudite sunnite en sont d’autres. Avec la "fin de l’histoire" et le triomphe du libéralisme, nous avons pu penser que le développement économique et l’occidentalisation se confondraient, c’est-à-dire qu’une société plus riche se rapprocherait automatiquement d’un pays comme le Danemark. Depuis une quinzaine d’années, nous constatons que ce n’est très clairement pas le cas. La Chine, de plus en plus riche et puissante, n’a pas évolué vers la démocratie libérale. L’Inde aussi a prospéré, tout en devenant de plus en plus chauvine sur le plan religieux. En ce qui concerne la Russie, on peut avoir des doutes sur l’adhésion réelle de la population au projet nationaliste de Poutine, mais il a en tout cas consolidé son pouvoir en abandonnant la démocratie, jusqu’à entrer directement en guerre avec l’Occident. Ces différentes tentatives pour créer des modèles concurrents au libéralisme ont produit un monde bien plus multipolaire.

Cependant, aucune de ces alternatives n’a de réelle réponse à apporter à la décadence. Regardez la Chine. Son taux de croissance est en baisse, son taux de fécondité s’est effondré en se rapprochant dangereusement de celui de la Corée du Sud. Longtemps, la Chine a eu l’image d’une méritocratie autoritaire compétente, laissant à penser qu’il n’y avait pas besoin d’une démocratie pour avoir un gouvernement efficace. Mais le régime a opéré une gestion désastreuse de la pandémie du Covid-19, provoquant un ralentissement économique tout en renforçant le pouvoir personnel de Xi Jinping. Cela a érodé son image comme alternative crédible au libéralisme, la faisant de plus en plus ressembler à une dictature lambda. De la même façon, rien ne pousse aujourd’hui à dire que l’avenir appartient au monde islamique ou à la Russie. Au contraire, si l’on devait parier sur le pays qui sera le plus puissant dans cinquante ans, on miserait sans doute toujours sur les Etats-Unis.

Et l’Europe ?

Je placerais pas mal d’argent sur la France en comparaison d’autres pays européens ! Je ne cherche pas à flatter le lecteur français (rires). Mais sur le plan démographique, votre pays a maintenu un taux de fécondité plus élevé que l’Europe du Sud. Le modèle scandinave de féminisme égalitaire a longtemps semblé obtenir de bons résultats en matière de naissances mais il s’est effondré depuis quelques années. Par ailleurs, la France a bien moins cédé que l’Allemagne à des fantasmes écologiques. Son réalisme en matière de nucléaire la place en bien meilleure position sur le plan énergétique.

La France est également allée plus loin dans la confrontation culturelle entre les valeurs occidentales et l’islam. Cela provoque bien sûr des tensions. Mais vous réussirez peut-être une synthèse entre le libéralisme, le catholicisme et l’islam. Si cela doit réussir quelque part, je pense que ce sera chez vous. Certains mettent en avant la Pologne, aujourd’hui l’un des pays les plus dynamiques du continent, mais le catholicisme, longtemps marqueur de son identité, va faire face à un long déclin, et son taux de fécondité est déjà très bas. La Pologne a des airs de Corée du Sud européenne : un taux de croissance élevé mais un manque de vigueur interne. Je suis bien plus optimiste quand je regarde la culture française. Ce n’est pas un hasard si votre pays, en la personne de Michel Houellebecq, a produit le grand romancier de la décadence. D’une certaine manière, la décadence est plus avancée en France, qui se plaint depuis quarante ans de son déclin mais qui se trouve ainsi mieux préparée aux réalités du XXIe siècle (rires).

Des chercheurs comme Steven Pinker rappellent que le monde n’a jamais été aussi prospère et en bonne santé. Ne vivrions-nous pas au contraire dans un âge d’or ?

Je ne sais pas ce que Steven Pinker pense du taux de fécondité de la Corée du Sud, aujourd’hui de 0,8 enfant par femme. Mais il est clair que certains pays vont dépérir. La Corée du Sud ne peut tout simplement plus avoir les mêmes taux de croissance que par le passé, sauf à considérer que l’IA représentera un miracle économique. Le plus probable, c’est qu’elle va entamer un long déclin. L’économie britannique n’a pas eu de croissance notable depuis la crise de 2008. L’Italie est depuis longtemps en stagnation, tout comme le Japon. L’Allemagne risque de connaître le même sort. Peut-être que les Etats-Unis ou quelques pays européens ou asiatiques arriveront à maintenir un rythme plus élevé. Mais à un certain stade, la stagnation économique aura des conséquences sociales.

De toute façon, la décadence ne peut survenir que dans une société déjà prospère. Pas de déclin possible si la société se trouve ravagée par la guerre ou que vous vivez comme les chasseurs-cueilleurs du désert du Kalahari. La décadence est par définition une chute, ou au moins une stagnation, à partir d’un pic. Steven Pinker a raison de rappeler que le monde occidental ou l’Asie de l’Est n’ont jamais été aussi riches. Mais cela n’empêche pas que surviennent ensuite la stagnation et la répétition. Le problème, c’est que pour sortir de la décadence, il faut souvent passer par des épisodes bien pires – des révoltes sociales, des guerres ou des pandémies. Or nul ne peut espérer de telles choses. Il reste donc préférable de vivre dans un monde riche et pacifique mais décadent.

La conquête de l’espace, relancée par des milliardaires comme Elon Musk, n’ouvre-t-elle pas de nouveaux horizons pour l’humanité ?

Technologiquement, les fusées de Musk sont bien plus avancées que celles du programme Apollo. Mais en dépit de cela, nous n’avons toujours pas renvoyé un homme – ou une femme – sur la Lune, ce que nous étions capables de faire il y a cinquante-cinq ans. Sur le plan technologique, politique et culturel, Musk est aujourd’hui sans aucun doute la figure la plus éminente à combattre la décadence. Ce qui ne signifie pas que je soutienne toutes les opinions qu’il exprime sur X (rires). Il se transforme en imprésario des réseaux sociaux, et je crains qu’il ne soit rattrapé par la décadence du monde virtuel. Je préférerais qu’il consacre tout son temps aux voitures autonomes et aux fusées, où il ambitionne réellement de réaliser des progrès.

En dépit du fait qu’il soit un personnage très bizarre qui donne à ses enfants les prénoms les plus curieux, Musk est aussi à sa façon un humaniste. Chez une partie des scientifiques et ingénieurs qui travaillent dans le champ de l’IA, il y a cette croyance que nous échapperons à la décadence en échappant à notre propre humanité, soit en confiant la Terre à une superintelligence, soit en fusionnant avec les machines ou en y téléchargeant notre conscience. Je suis très sceptique sur ces scénarios. Musk, lui, croit encore en l’humain. Il souhaite que les humains fassent des enfants et que ce soient eux qui voyagent dans l’espace et colonisent Mars, et non des robots. Face à Larry Page de Google, il s’était dit fier, un jour, d’être "spéciste". Je soutiens cette vision, et j’espère que ce seront bien les humains qui échapperont à notre décadence actuelle, non notre supposé successeur technologique.

Ross Douthat, Bienvenue dans la décadence. Quand l’Occident est victime de son succès, Presses de la cité/Perrin, trad. Peggy Sastre, 336 p., 23 euros.