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Март
2024

Qui est Terence Davies, le grand cinéaste britannique honoré à Pompidou ?

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Dans A Quiet Passion (2016), biographie romancée de Emily Dickinson, Terence Davies distingue une citation où la poétesse américaine résume sa passion : “Écrire la nuit dans la tranquillité”.  Les films de Terence Davies font ce même effet : rêvés dans la tranquillité de la nuit mais avec des effets diurnes nettement plus intranquilles. On pourrait convoquer un autre haïku de Dickinson pour tisser le lien entre tous les films de Terence Davies : “Je ne suis personne ? Qui êtes-vous ? Êtes-vous personne vous aussi ? Dans ce cas nous sommes deux.” Se sentir moins seul·e, au moins à deux, aimer ces films qui nous aiment, en jouer comme Terence Davies les interprète. Tantôt à la manière d’un enfant rageur qui n’aurait que le boucan d’un tambour pour se faire entendre, tantôt comme un doux compositeur qui fredonne à nos oreilles la tendresse d’une sonate.

Au fil de son œuvre, rare mais dense (neuf longs métrages en quarante-sept ans de carrière) la musique est un des grands sujets de Terence Davies. Qui parvint donc à nos oreilles autant qu’à nos yeux en 1988 à la Quinzaine des réalisateurs du festival de Cannes avec Distant Voices, Still lives. Le portrait de Tony, gamin d’une famille modeste dans le Liverpool de l’après-guerre, tyrannisé par un père sévère et à peine protégé par une mère soumise.

Enfance flouée

Cette évocation d’une enfance flouée se moque du réalisme : les plans sont des tableaux éclairés comme une aurore. Et la musique, telle une échappée belle, est une jouvence où baignent des fragments de Benjamin Britten, des tubes des années 1950 et surtout des chansons de pubs, joyeuses goualantes où les damnés se vengent en hurlant leur damnation. Ce ravissement était autobiographique et avait été précédé par une série de documentaires tout aussi intimes. Children (1976), un court métrage où Davies narre l’enfance misérable de son alter ego, Robert Tucker. Puis deux autres films courts, Madonna and Child (1980) et Death and Transfiguration (1983)Au total, la Terence Davies Trilogy, autoportrait pétri d’angoisses existentielles liées entre autres à une homosexualité honnie dans son biotope catholique.

Né dans un quartier pauvre de Liverpool le 10 novembre 1945, Terence Davies était le cadet d’une fratrie de dix enfants. Il a 7 ans à la mort de son père qu’il décrit, euphémisme, comme “violent”. Mis en pension à 11 ans, il en sort cinq ans plus tard pour devenir employé de bureau puis comptable. Il quittera Liverpool pour Coventry où il entre à l’école d’art dramatique, rêvant de jouer Shakespeare. Ce sera le cinéma, tant sauve qui peut que sauve conduit.

Temps retrouvé

À propos de sa nostalgie, il disait : “Le passé est un refuge pour supporter le présent.”  Pas une consolation pour autant à revoir Une longue journée qui s’achève (1991), suite de son autobiographie filmée mais teintée d’un apaisement naissant. L’éloge du temps perdu-retrouvé s’y déploie en longs plans séquences qui s’attardent sur la singularité d’un bibelot ou la couleur de la lumière sur un tapis. C’est une de signatures du style Davies : des randonnées dans les décors et les paysages, qui métamorphosent les insignifiances en événements poétiques.

Avec Une longue journée qui s’achève, on pense qu’à l’aune de ce titre, se clôt le cycle des films d’intimité. Terence Davies y reviendra en 2008 avec le documentaire  Of Time and the City, éloge du Liverpool de sa jeunesse. Un temps de nouveau retrouvé mais du côté d’un Swann qui bosserait sur les docks et d’une madame de Guermantes qui serait duchesse des bas-fonds. Composé d’images d’archives, c’est un chant d’amour pour les misérables, mais aussi un coup de colère qui règle son compte, profondément républicain, à la famille royale britannique (“une bande de clowns”), stupeur iconoclaste, aux Beatles, natifs comme Davies de Liverpool : “Lennon-McCartney sonnait comme la raison sociale d’avoués de province”.

Portraits de femmes maudites

Dans les années 1990-2000, Terence Davies arpente la fiction, moins autobiographique et plus hollywoodienne, à l’école de Douglas Sirk, son dieu de cinéma. Légère déception avec The Neon Bible (1996), inspiré de John Kennedy Toole, malgré la puissante présence de Gena Rowlands et une lumière à la Edward Hopper. Regain d’amour avec Chez les heureux du monde(2000), d’après Edith Wharton, qui détaille la déchéance d’une mondaine (interprété par une Gillian Anderson à tomber) dans le New York des années 1900. La cruauté du beau monde sous le couvert des convenances policées. Nouvelle élégie de la malédiction sociale avec The Deep Blue Sea (2011), où, au temps du Blitz londonien, une femme (Rachel Weisz) s’abîme et se perd dans une liaison adultère.

Dernier sommet du mélo avec Sunset Song (2015), où l’héroïne, jeune rurale poissée par les injonctions patriarcales, se désagrège dans la désolation des paysages écossais. 

Autant de portraits de femmes “maudites” qui en creux sont doute une esquisse du mal-être de Davies lui-même, gay assumé mais pas très gai pour autant : “J’aurais toujours un physique d’employé de bureau”, confiait-il. 

Les posthumes carnets de Siegfried

Terence Davies est décédé d’une maladie fulgurante le 7 octobre 2023 en pleine préparation de la rétrospective que lui consacre ces jours-ci le centre Pompidou. Son ultime film sera donc posthume : Les carnets de Siegfried, formidable incantation du poète anglais Siegfried Sassoon, sur laquelle on reviendra bientôt.

Toujours en octobre dernier, pour le cinquantenaire du festival de Gand, Terence Davies avait tourné un court métrage de 3 minutes, Passing Time, plan fixe sur la campagne de l’Essex où il vivait, avec sa voix off lisant un de ses poèmes. “Il y a un lieu appelé silence où il n’y a ni espoir, ni mal.” Un fatalisme à tombeau ouvert, qui, à l’unisson de l’œuvre de Terence Davies, ramène sur le chemin d’un souvenir moins crépusculaire. En 1988, le festival de Locarno attribue à Terence Davies son Léopard d’or pour Distant Voices. Le soir venu, dans les salons du Grand hôtel, on fête sa récompense. Un orchestre entame une valse. Terence Davis s’avance et, son trophée dans les bras, se met à danser, les yeux mi-clos, solitaire et radieux. 

Terence Davies : Le temps retrouvé – Rétrospective intégrale, avant-première, rencontres Jusqu’au 17 mars, au Centre Pompidou, Paris