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Март
2024

651 condamnées à mort lors de l'épuration judiciaire : "Il y a eu une sorte d’intransigeance morale vis-à-vis des femmes"

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À partir de l’été 1944, l’épuration a frappé hommes et femmes, accusés de collaboration. Fabien Lostec, chercheur en histoire contemporaine à l’université de Rennes II, s’est concentré sur le sort des collaboratrices. Et, pour la première fois, son travail permet d’établir que 651 femmes ont été condamnées à mort par les tribunaux légaux de l’épuration ; 46 ont été fusillées.

« Si 97 % des exécutés sont des hommes, il n’empêche que, jamais, depuis la Révolution française, on n’avait eu autant de femmes condamnées à mort et exécutées en si peu de temps?; c’est un moment exceptionnel à l’échelle contemporaine », précise Fabien Lostec.  

La mémoire collective est marquée par l’image des femmes tondues. Pourquoi avez-vous choisi de vous intéresser à une autre partie de cette histoire de l’épuration??

Le phénomène des tontes, qui a été majeur à l’échelle nationale, est bien connu aujourd’hui. Et, systématiquement, on l’associe à des femmes qui ont “couché” avec les Allemands. On ne retient, au fond, que des femmes qui ont collaboré de façon marginale : coucher avec un soldat allemand n’a pas changé le cours de la guerre même si cela a pu être perçu de manière différente à la Libération. Mon projet était différent : je voulais prendre le contre-pied en examinant l’épuration judiciaire légale, et aussi me concentrer sur des formes de collaboration beaucoup plus lourdes en entrant par la plus forte des peines, la condamnation à mort. Surtout qu’il y avait une légende qui disait que toutes les condamnées à mort – on ne savait pas combien elles étaient – avaient été graciées. 

Peut-on considérer que le rôle des femmes collaboratrices a été occulté de la même manière que la place des femmes dans la Résistance a été longtemps invisibilisée??

Il est vrai que l’on peut faire le parallèle, dans un certain sens : pendant longtemps, l’histoire a été conjuguée uniquement au masculin. Comme les résistantes ont peu porté les armes, il a fallu beaucoup d’années pour que l’on s’intéresse à des formes de résistance qui les concernent davantage. De la même manière, pour la collaboration, on ne s’intéressait pas aux femmes qui ont pu collaborer politiquement ou policièrement, c’est-à-dire des formes d’engagement souvent masculines. Il y avait finalement deux images stéréotypées qui se détachaient, celle de la collaboratrice sentimentale, qu’on a appelée longtemps “collaboratrice horizontale”, et celle de la délatrice. 

À quel moment l’épuration a-t-elle été la plus dure contre les femmes ?

Plus on avance dans le rétablissement de l’État de droit, moins les femmes sont condamnées à mort. Quand on parle des exécutions sommaires, sans aucune forme de jugement, qui sont les premières à intervenir, on compte 20 % de femmes. Les femmes représentent ensuite environ 10 % des individus exécutés après le jugement des tribunaux résistants, donc encore extralégaux. Dans la phase légale, on est à 8 % de femmes.

Les femmes ont-elles droit aux mêmes procès que les hommes??

Dans les premières heures de l’épuration, il y a eu une sorte d’intransigeance morale vis-à-vis des femmes. On est dans un imaginaire viril. Quelle que soit la collaboration qui leur est reprochée, on les suspecte toujours d’avoir couché avec les Allemands. Même quand elles sont allées très loin dans la violence, même quand elles ont torturé... Les juges, les médecins, les policiers veulent toujours en savoir plus sur leur vie sexuelle. Alors que, dans l’imaginaire, la résistante est une femme vertueuse, pratiquement asexuelle, qui n’a pas pu avoir une vie sexuelle, la collaboratrice est exactement l’inverse : une femme sexuellement hors normes, qui a multiplié les partenaires, qui a une vie de débauchée.

Celle qui a trahi ne peut être qu’une mauvaise mère et une mauvaise épouse, finalement une mauvaise Française.  

Pour les femmes, la condamnation est donc également morale…

Il y avait en effet l’idée que ces femmes n’avaient pas participé à la souffrance commune?; contrairement aux autres Français, elles avaient pris du plaisir. Le bon Français à la Libération, c’est un Français qui a souffert et qui n’a pas désespéré de la victoire. Ces femmes sont à l’opposé : elles ont pris du plaisir et ont abandonné toute idée de victoire française, en collaborant.Simone C, condamnée à mort par la cour de justice de la Haute-Vienne le 7 février 1945. Graciée.

Peut-on établir un portrait-robot de la condamnée à mort??

C’est une jeune adulte (20-35 ans)?; souvent une citadine, parce que les Allemands sont plus en ville. Et c’est surtout une femme qui travaille déjà pour les Allemands, comme secrétaire, cuisinière, femme de chambre. Elle évolue dans leur proximité et elle va ensuite changer de statut. C’est aussi souvent une femme qui n’a pas d’attaches dans la ville.

Chez les condamnées à mort, un quart a déjà eu affaire à la justice, avant ou pendant l’Occupation, c’est beaucoup. Il s’agit d’agents de renseignement qui, pour certaines, sont allées loin dans la torture, ou de délatrices ayant souvent envoyé des gens à la mort.

Les condamnées à mort agissent principalement dans les derniers temps de la guerre. Quand vous avez commis des faits en juin 1944, et que l’épuration arrive en août…

Être une femme, était-ce un facteur aggravant ou d’indulgence??

Les femmes essaient de se dédouaner en jouant sur le genre et, à l’inverse, l’accusation va mobiliser des images très stéréotypées comme celles de la sorcière et de la femme diabolique?; on a deux camps qui jouent avec le genre de manière opposée.

Mais la plupart des 651 femmes qui représentent mon corpus sont avant tout condamnées à mort parce qu’elles ont des faits graves à se reprocher.

On a longtemps dit que l’épuration avait été trop molle, trop dure… Plus on avance, plus les historiens s’accordent à dire que, dans le contexte de l’après-Occupation, et malgré des dérapages, la justice de l’épuration n’est pas si mal passée.

Mais en plus de leurs actes, on les a jugées comme femmes…

Globalement, les femmes sont particulièrement visées par l’épuration… Alors qu’elles obtiennent dans le même temps le droit de vote. Il ne faut pas oublier que la justice est alors rendue par des hommes?; comme s’il y avait là l’idée de vouloir garder le contrôle, contrôle que ces hommes avaient perdu pendant quatre ans, et qu’ils pensaient perdre encore davantage avec de nouveaux droits accordés aux femmes.

— Fabien Lostec (@FabienLostec) February 16, 2024

En librairie le 7 mars. Condamnées à mort, L’épuration des femmes collaboratrices, 1944-1951 (CNRS Éditions), de Fabien Lostec?; 26 euros.

Philippe Cros