ru24.pro
World News in French
Февраль
2024

Au cœur du marché de la rencontre avec les agences matrimoniales

0

Une solitude murée et des interactions sociales confinées à un tête-à-tête avec un écran ont, en pleine pandémie de Covid-19, remis au goût du jour des agences matrimoniales alors ringardisées. Celles-ci ont regagné les cœurs des célibataires que leur disputent les sites de rencontre en ligne. Après tout, que pèsent des algorithmes face à plus de deux siècles d’expérience ?« Les premières agences matrimoniales, rappelle l’historienne Claire-Lise Gaillard, apparaissent dans le sillage de la Révolution avec la critique des privilèges de l’aristocratie, en l’occurrence de son modèle matrimonial jugé contre-nature parce qu’il permet les unions automne-printemps, c’est-à-dire entre des hommes d’âge mûr et des jeunes femmes. La Révolution voulait des unions plus conformes aux nécessités de la nature qu’à celles de la fortune. Ainsi les agences matrimoniales disaient-elles servir le même dessein d’enfants plus sains, conçus par des citoyens dévoués à la cause de la révolution. De plus, le XVIIIe siècle, déjà, envisageait l’affection réciproque comme le gage d’un long compagnonnage de vie. La Révolution considérait que le mode de rencontre aristocratique peu propice à des mariages heureux. »

Dot

L’essor des agences matrimoniales n’a cependant pas été cousu de fil blanc. Révolution ou pas, l’union d’un homme et d’une femme restait d’abord celle de deux fortunes, le bourgeois remplaçant l’aristocrate dans le mauvais rôle du barbon. « L’activité très lucrative des agences matrimoniales, pointe l’historienne, se situait à l’intersection des sphères privée et publique. Certes pas seule activité économique à le faire, les agences interfèrent toutefois dans un domaine, les rencontres entre hommes et femmes, où cette intrication avait une forme déjà trop visible, s’agissant de la prostitution. La marchandisation des rencontres soulignait combien ce partage entre public et privé n’était qu’un paravent socialement construit qui ne résistait pas à la réalité. »Leur clientèle initiale ne plaidait pas en leur faveur : « Soucieuse de ses intérêts qui passaient par un entre-soi, la bourgeoisie confiait cette endogamie aux agences matrimoniales qui géraient avec les parents la partie matérielle de la transaction, laissant aux jeunes gens le seul soin de faire naître des sentiments censés advenir avec l’assortiment des fortunes. Si les jeunes hommes, souvent clients des agences, pouvaient être dans le secret, les jeunes femmes l’étaient rarement. Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle qu’elles ont plus été en situation de choisir. Cette endogamie souffrait d’une exception. La bourgeoisie s’accommodait volontiers d’appariement avec l’aristocratie, troquant une dot contre un titre nobiliaire. »

Intermédiaires

« À la fin du XIXe, reprend l’historienne, les agences se sont, à travers des services spécifiques, ouvertes aux classes populaires, moins dans un souci de démocratisation que de dénégation du caractère mercantile de leur activité. Les frais de bureau et l’abonnement à une revue matrimoniale avaient remplacé la commission sur la dot, de l’ordre de 4 et 10 %. Des abonnements moins chers ont attiré une clientèle issue de la domesticité - cuisinières ou couturières - qui avait l’avantage de connaître les mœurs bourgeoises. Leur trousseau constitué au fil de leurs années de service, elles se mariaient entre 25 et 30 ans, soit un âge déjà avancé pour les femmes à cette époque. Leur valeur matrimoniale diminuait alors après 25 ans. À cet âge, celle d’un homme pouvait croître jusqu’à 40 ans, le temps d’asseoir sa situation, des revenus réguliers, afin d’entretenir son épouse qui avait apporté sa dot. Autrement dit, on attendait d’une femme qu’elle ait du passé et d’un homme, qu’il ait de l’avenir. »

...

Des tiers pouvaient être intéressés au (bon) parti : « Une fraction de la clientèle, note la chercheuse, était inscrite à son insu, des femmes principalement. Leur entourage, familial ou domestique, des voisins, des notaires, des médecins ou des gérantes de boutique se chargeaient, contre argent, de renseigner les agences qui, en outre, publiaient régulièrement des petites annonces pour recruter ces intermédiaires. »

Crainte de dépopulation

Et les journaux s‘avéraient de zélés partenaires. « La libération de la presse à la Révolution, observe l’historienne, a vu les agences créer leurs propres titres comme le Courrier de l’Hymen, journal des dames. Après une éclipse, ces titres ont reparu avec la IIIe République. Entre-temps, les agences avaient continué à faire paraître des encarts publicitaires dans les journaux d’information. La quatrième page des journaux populaires leur était ouverte. Quant aux leurs propres titres, ils ont connu leur apogée dans l’entre-deux-guerres. »Il y avait urgence, pensait-on : « La défaite de 1870, relève l’historienne, avait nourri la crainte d’une dépopulation et d’une dégénérescence de la “race” et la guerre de 14-18, celle d’un célibat de masse des femmes. »

Comment l'arbre a fait son trou dans les villes

L’influence de ces « entremetteuses » ayant pignon sur rue dépasse l’espace de leur clientèle pour s’inscrire dans le temps long, si ce n’est des mariages, de l’histoire. « À la fin du XIXe, conclut Claire-Lise Gaillard, les agences matrimoniales ont conforté les stéréotypes de genres comme “L’homme propose, la femme dispose”. Aujourd’hui, même derrière un écran, c’est toujours ou presque lui qui adresse le premier message. Par ailleurs, si au XXIe siècle, les enjeux économiques sont tus au profit des sentiments, ils restent implicites, perceptibles à travers les goûts et pratiques affichées par les candidats au mariage… » 

Jérôme Pilleyre

Lire. Claire-Lise Gaillard, Pas sérieux s’abstenir. Histoire du marché de la rencontre, XIX-XX siècles, CNRS éditions, 2023, 25 €.