Ernaux, Angot, Despentes : quand les autrices changent de médias
La semaine prochaine s’ouvre l’expo Extérieurs – Annie Ernaux & la photographie. Attention, cette exposition n’est pas conçue par Annie Ernaux, et il s’agit encore moins de ses propres photos, mais elle a été réalisée avec “sa complicité” – juste son accord ? – sans qu’on en sache vraiment plus. C’est la curatrice anglaise Lou Stoppard (qui a longtemps officié en tant qu’intervieweuse mode sur le site du photographe Nick Knight, Showstudio) qui a eu la belle idée de mettre en résonance des photos issues du fonds de la MEP, à Paris, avec des extraits du fascinant Journal du dehors d’Annie Ernaux.
L’expo se compose de cinq salles pensées selon des thématiques – “Intérieur/extérieur”, “Traversées”, “Faire société”, etc. – inspirées du livre, et chaque photo est accompagnée d’un extrait de ce texte passionnant dans l’œuvre d’Ernaux. En 1993, un an après la parution de Passion simple, livre entièrement tourné vers l’auscultation de ses impressions, ses inflexions de femme passionnément amoureuse en attente de son amant, l’écrivaine fait un pari en apparence inverse : braquer son projecteur sur le dehors, les autres, ces inconnu·es saisi·es dans les rues, les magasins, le RER, le train.
Une œuvre
C’est dix ans plus tôt, avec La Place, qu’Ernaux a décidé d’abandonner le filtre de la fiction pour dire le réel de la vie de son père, et le dire le plus réellement possible, c’est-à-dire en adoptant une écriture simple, directe, débarrassée de tout effet, de toute tentative d’embellissement, de tous les tics d’une littérature établie, bourgeoise, qui auraient forcément trahi l’existence et la personnalité de ce père.
Dans Les Années, en 2008, Ernaux radicalise encore cette volonté très politique de ne jamais trahir le réel jusqu’à une tentative d’auto- dépersonnalisation. Pour cela, elle fait appel à la photo et fonde son écriture sur la description de photos d’elle-même, comme si elle décrivait une autre, afin de réaliser le portrait collectif d’une femme prise dans une société donnée, à une époque donnée.
Il y a chez certain·es écrivain·es – ou chez tous·tes les écrivain·es dignes de ce nom ? – la tentation d’atteindre une vérité, celle de leur regard, de la vie telle qu’ils et elles la voient, et de la transmettre. La vérité, “simplement le nom donné à ce qu’on cherche et qui se dérobe toujours”, écrit Ernaux dans la préface du recueil de Mireille Best, Les Mots de hasard, qui vient de paraître (Gallimard/L’Imaginaire).
De la page à l’écran…
Afin de la saisir au plus juste, au plus près, il s’agirait parfois de s’écarter de l’objet livre ? Ne pas trahir le réel, c’est in fine le filmer ? Annie Ernaux est récemment passée au cinéma, montrant la réalité de sa vie de femme des années 1970-1980 à travers le montage de petits films de famille en super-8, un home cinema vrai de vrai, sans mise en scène, sans enjolivement, gauche comme on l’est dans la vie.
Christine Angot a fait un parcours similaire. En 1997, elle signe Les Autres, détournant sa focale d’elle-même pour la tourner vers les autres, et dans La Petite Foule, en 2014, elle saisit encore les autres, leurs conversations, leurs gestes. Angot a adopté un mode d’écriture au plus simple pour dire son père, ses actes violents et criminels, l’inceste qu’il lui a fait subir. Mais aussi les mots des autres, tels qu’ils et elles les disent pour mieux montrer ce qu’ils disent d’eux et elles. Cette année, elle passe au cinéma avec Une famille (le 20 mars en salle, lire notre entretien dans notre numéro en kiosque), pour filmer ces autres autour et proches d’elle, leurs réactions face au viol qu’elle a subi. Une façon percutante de poursuivre Le Voyage dans l’Est, de l’entraîner vers son apogée. C’est puissant, bouleversant, et imparable comme démonstration des mécanismes du gaslighting que subissent trop souvent les victimes.
…en passant par les planches
D’une autre manière, en mars aussi, Virginie Despentes passe à la mise en scène au théâtre avec Woke, une “pièce” écrite à plusieurs (Despentes, Paul B. Preciado, Anne Pauly et Julien Delmaire), interprétée par ces quatre auteur·rices-là sur la scène du théâtre comme une conversation entre eux et elles autour de la liberté, de l’amitié, du féminisme, etc. Comme si le dispositif du dialogue (sur ces mêmes questions) mis en place dans Cher Connard (Grasset, 2022) culminait dans la vérité de ces corps et de leur voix et de leurs propres mots sur scène.
On l’écrivait la semaine dernière au sujet de Truman Capote, le danger à vouloir exhiber la vérité de ce que l’on a vu et entendu sans aucun filtre, dans toute sa crudité, sa cruauté, c’est le suicide littéraire. À moins, à un moment de sa trajectoire, de changer de média, comme Ernaux, Angot et Despentes, comme un prolongement de leur geste littéraire.
Extérieurs – Annie Ernaux & la photographie à la MEP, Paris, du 28 février au 26 mai.
Une famille de Christine Angot, en salle le 20 mars.
Woke de Virginie Despentes au Théâtre du Nord, Lille, du 12 au 16 mars.
Édito initialement paru dans la newsletter Livres du 22 février. Pour vous abonner gratuitement aux newsletters des Inrocks, c’est ici !