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Февраль
2024

CAN Live In Paris 1973 : un groupe, des milliers de souvenirs

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Il y a dix ans, un jour de janvier 2014. Je déambule dans les locaux des Inrocks en quête d’une information que seule la secrétaire générale de la rédaction peut me fournir quand, au détour d’un couloir mal éclairé, je croise Francis Dordor. Le reporter est chevronné, il a dirigé Best, la revue rock. On dit même qu’Iggy Pop lui a tiré ses boots une nuit du mois de mai 1978 dans sa chambre d’hôtel – l’Iguane s’était introduit par la fenêtre de sa piaule, un peu par hasard, dans l’espoir d’y trouver de la dope.

Francis ne passe pas souvent au journal, alors j’en profite pour lui mettre le grappin dessus : “Hey, Francis, tu ne devineras jamais !” Fier comme c’est pas possible, je suis persuadé que la suite va l’impressionner. “Hier soir, j’ai vu Damo Suzuki à l’Espace B !” Le Dordor reste de marbre… Quelques secondes passent… J’aperçois au loin la secrétaire générale de la rédaction en train de se faire la malle. Impassible, il finit par me rétorquer qu’il a assisté au premier concert de Can en France en 1973 et balaie gentiment mon anecdote d’un revers de main. Je m’y attendais, un vieux briscard de sa catégorie… Trois mois plus tôt, avant un concert de The Fall à la Gaîté Lyrique, il m’avait déjà fait le récit d’un reportage en Californie au début des années 1980 impliquant des sushis avariés, les Cramps et le fantôme de Janis Joplin.

Labyrinthe de souvenirs

Toujours est-il que je vois aujourd’hui dans cet échange comme une sorte de courroie de transmission : il y avait lui et ses souvenirs, moi et les miens, naissants, et au milieu de tout cela quarante ans d’histoire dans la vue. J’avais vu Damo Suzuki avec Yeti Lane en 2014, et lui Damo Suzuki avec Can en 1973. Depuis, le Japonais vociférant est mort. Un 9 février 2024 funeste. Il avait 74 ans. Presque un jeune homme ! Hasard cruel du calendrier, le claviériste Irmin Schmidt, dernier vivant des membres fondateurs de Can, poursuit la publication des archives live de la formation allemande avec, cette semaine, la sortie d’un Live In Paris 1973 mis en boîte à l’Olympia le 12 mai de cette année-là. C’est d’ailleurs la première fois qu’on entend Damo Suzuki chanter sur un album live officiel de Can. “Damo ne chantait pas de vrais textes, il mélangeait au moins trois langues différentes, avec des mots qui lui venaient spontanément en tête”, me confiait Irmin Schmidt en 2021, alors qu’il venait de lancer cette vaste entreprise de mise à disposition de ces enregistrements, qui avait nécessité un travail colossal de recoupement de bootlegs de fans. Sa façon de prononcer “Damo” avec une voix chevrotante m’avait beaucoup touché.

On est en 2024, je passe un coup de fil à Francis Dordor. En 1973, il a 18 ans et traîne ses guêtres au lycée Bergson, qu’il décrit comme un foyer de têtes brûlées qui écoutent Frank Zappa, Quicksilver Messenger Service et Captain Beefheart. À peine majeur, il a déjà vu Roxy Music avec Brian Eno, les New York Dolls, Pink Floyd période Ummagumma, Soft Machine – un groupe qui “te permet de bifurquer vers des trucs plus Coltrane” – et ne tardera pas à croiser la route du Lou Reed Rock’n’Roll Animal Band. Dordor n’est pas à l’Olympia le 12 mai, mais le 22 mars au Bataclan – Can fera plusieurs dates en France cette année-la – pour la grande première des potes germaniques sur nos terres. Ses mots sont sans équivoque : “Rétrospectivement, je me rends compte que j’ai vécu un truc pas dans les normes. Je me souviens d’un choc physique, d’une énorme baffe. À un moment, j’ai eu une réaction qui m’a poussé à sortir une espèce d’onomatopée incompréhensible. Le type à côté de moi, que je ne connaissais pas, m’a même suggéré de me calmer. Il y avait un côté tribal, hyper-hypnotique. Au début, tu reconnais les morceaux et puis ça part en jam session. À la fin, ils finissaient tous par taper sur leurs instruments. Même Irmin Schmidt défonçait ses claviers. Can te téléportait à un autre niveau d’écoute. À mon sens, Jaki Liebezeit était le seul batteur européen qui aurait pu accompagner James Brown. C’était une rythmique hallucinante. Quand des mecs comme John Lydon et David Byrne ont débarqué avec PiL et Talking Heads, je n’ai pas été dépaysé. En France, il n’y avait pas d’équivalent. Peut-être Magma, que j’avais vu aux Beaux-Arts, un concert qui s’était terminé au milieu des gaz lacrymo.

Pour 5 francs

Il faut bien comprendre que Dordor ne cassait pas sa tirelire à l’époque. Pour 5 francs, lui et les kids de sa génération pouvaient entrer au Bataclan pour assister aux concerts programmés par Patrice Blanc-Francard dans le cadre de son émission Pop 2. “On peut dire un grand merci à Blanc-Francard.” Bah tiens, tu m’étonnes.

Quant à la puissance cosmique de Can, c’est encore Irmin Schmidt qui en parle le mieux : “Un jour à Bristol, un motard des Hells Angels bègue qui s’était faufilé dans nos loges pendant l’entracte pour nous rencontrer s’est soudainement mis à parler normalement. Ses amis ont pensé que Can avait produit un miracle. C’était très touchant. Il s’est remis à bégayer le lendemain mais l’espace d’un instant il a communiqué comme tout le monde et ne s’arrêtait plus de parler”.

Une chose est sûre, je n’ai jamais entendu Francis Dordor bafouiller.

Édito initialement paru dans la newsletter Musiques du 23 févrierr. Pour vous abonner gratuitement aux newsletters des Inrocks, c’est ici !