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Февраль
2024

La démocrature, principal ennemi des démocraties libérales

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La démocratie libérale est un régime politique jeune et fragile. Elle commence véritablement à se concrétiser à la fin du XIXe siècle, et n’existe que dans une trentaine de pays dans le monde. Le primat de l’individu constitue son principal pilier qui est d’abord politique : garantir les droits naturels de l’Homme (la vie, la propriété, la liberté, la vie privée, la religion, la sécurité…) et limiter l’action de l’État¹.

La propriété de soi d’abord, la propriété des choses par le travail ensuite, la pensée critique (libre examen), la tolérance religieuse, la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice et la prééminence du pouvoir législatif parachèvent le libéralisme politique.

Le libéralisme économique constitue l’autre pilier des démocraties libérales : abolir les entraves, encourager l’esprit entrepreneurial, favoriser le libre commerce entre les pays et privilégier les organisations spontanées, sont des objectifs d’une économie de marché. En tant que doctrine économique, le libéralisme protège la concurrence à l’intérieur du pays et défend le libre-échange à l’extérieur. Pour la pensée libérale, le meilleur système social est celui qui laisse aux individus le soin d’adapter leurs conduites aux circonstances.

La démocratie libérale est la rencontre de deux libéralismes, politique et économique. Cette rencontre a constitué la base du développement spectaculaire, non seulement du commerce mais aussi de la science et de l’industrie.

Le protectionnisme et le corporatisme ont menacé et menacent encore la démocratie libérale. Le meilleur moyen de lutter contre la pauvreté est d’abord de produire la richesse, libérer les échanges, libérer des entraves de l’esprit des entrepreneurs, et non pas la construction de douanes intérieures et extérieures.

Pour la démocratie libérale, le libéralisme économique est nécessaire mais pas suffisant.

La première crise de la démocratie libérale fut celle de la séparation entre libéralisme économique et libéralisme politique. Déjà, au début du XIXe siècle, avec le rétablissement de l’ordre monarchique en Europe, une continuité fut admise entre libre marché et despotisme. Cette schizophrénie constitue l’un des principaux problèmes pour la pensée libérale, y compris dans le monde contemporain. Pinochet, Videla, Xi Jinping ou encore le modèle singapourien sont certes capitalistes, mais nullement libéraux.

Les temps sont difficiles pour le libéralisme : guerre, terrorisme, crise climatique, protectionnisme, déficit public, augmentation exponentielle des impôts… La liste est à la fois longue et pénible.

Face à la crise, à la fois économique et culturelle, le repli sur soi semble émerger comme une réponse possible, plébiscitée par l’opinion publique. Les exemples abondent : la Chine de Xi Jinping, la Turquie de Recep Tayyip Erdoğan, la Hongrie d’Orban et l’Amérique de Trump. Ils peuvent être expliqués comme une réponse à la crise du libéralisme : la démocratie illibérale. Elle a été définie par Fareed Zakaria dans un article en 1997 (« The Rise of Illiberal Democracy ») comme « une démocratie sans libéralisme constitutionnel qui produit des régimes centralisés, l’érosion de la liberté, des compétitions ethniques, des conflits et la guerre ».

Comme le note Nicolas Baverez :

« La démocrature désigne aujourd’hui une réalité politique et stratégique très différente par sa nature et sa dimension. Elle définit un mode de gouvernement original qui se revendique comme plus stable, plus efficace et plus apte à répondre aux attentes du peuple que la démocratie, qu’il s’agisse de prospérité, de cohésion sociale ou de sécurité. »

Dans un contexte de montée du nationalisme, l’expression « démocratie illibérale » connaît un succès médiatique, notamment par les déclarations du hongrois Viktor Orban qui s’en est revendiqué. Le discours à l’université d’été de Bálványos le 28 juillet 2018 à Tusnádfürdő en Roumanie mérite d’être analysé attentivement puisqu’il constitue la synthèse contemporaine de la pensée illibérale, base de la démocrature :

« Affirmons tranquillement que la démocratie chrétienne n’est pas libérale. La démocratie libérale est libérale, mais la démocratie chrétienne, par définition, ne l’est pas. Elle est, si vous voulez, illibérale. Nous pouvons le démontrer dans quelques questions importantes, et très concrètement dans trois cas : la démocratie libérale soutient le multiculturalisme, la démocratie chrétienne donne la priorité à la culture chrétienne, ce qui relève d’une pensée illibérale ; la démocratie libérale soutient la migration, la démocratie chrétienne est contre, ce qui est une pensée clairement illibérale ; et la démocratie libérale soutient les modèles de famille à géométrie variable, alors que la démocratie chrétienne soutient le modèle de famille traditionnel, ce qui est aussi une pensée illibérale.

[…]

La démocratie chrétienne ne veut pas dire que nous soutenons des articles de foi, en l’occurrence ceux de la foi chrétienne. Ni les États ni les gouvernements ne sont compétents en matière de salut ou de damnation. Une politique démocrate-chrétienne signifie la défense des formes d’existence issues de la culture chrétienne. Pas des articles de foi, mais des modes de vie qui en sont issus : la dignité de l’homme, la famille, la nation. »

Marlène Laruelle, spécialiste de l’illibéralisme à la George Washington University, le décrit comme :

« Un univers idéologique qui estime que le libéralisme, entendu comme un projet politique centré sur la liberté individuelle et les droits humains, est allé trop loin. Ce rejet s’accompagne de positions politiques plus ou moins clairement établies, s’appuyant généralement sur le souverainisme et la défense de la majorité contre les minorités. La nation est conçue de façon homogène et les hiérarchies traditionnelles célébrées ».

Les principales caractéristiques de la démocrature sont :

  • Hostilité au libéralisme qui réduit l’homme à l’état d’individu.
  • Contestation possible du suffrage universel (assaut du Capitole aux USA).
  • Fascination pour les dirigeants autoritaires et charismatiques.
  • Présentation du peuple comme l’opposé des élites dirigeantes (antiélitisme).
  • Rejet de l’État de droit : Charles Maurras, opposait déjà le pays réel au pays légal.
  • Instrumentalisation de la religion : Modi et l’hindouisme, Erdoğan et l’islam, Trump et les évangélistes, Poutine et le christianisme orthodoxe, Orban et le catholicisme…
  • Contrôle de l’économie planifiée : programme économique du Rassemblement national par exemple.
  • Exaltation du nationalisme et rejet du cosmopolitisme considéré comme une idéologie hors-sol  sans-frontiériste.
  • Droit à l’identité nationale pouvant être défini comme la nécessité pour les groupes ethno-culturels de préserver les particularismes culturels, religieux et raciaux du métissage et de l’indifférenciation.
  • Anti-européisme plus au moins déguisé : l’expression souverainisme apparaît en France en 1996 et a été forgée au sein d’associations en lutte contre les traités de Maastricht et d’Amsterdam afin d’échapper aux qualificatifs négatifs tels qu’anti-européens.
  • Critique de la légitimité des institutions de l’Union européenne.
  • Dilution de la frontière entre public et privé si chère à Benjamin Constant.
  • Inversion de la priorité du juste sur le bien dont John Rawls faisait l’emblème du libéralisme politique. Alors que la démocratie libérale n’impose pas une conception de la vie bonne, la démocrature impose un modèle culturel hégémonique.
  • Exaltation de l’action contre la pensée : anti-intellectualisme.
  • Rhétorique décliniste simple et efficace.
  • Rejet des Lumières en tant que système philosophique ayant engendré le libéralisme. (économique, politique, philosophique) et comme origine du rationalisme contemporain.
  • Rejet des minorités sexuelles et de la libération des mœurs.
  • Rejet des structures intermédiaires (Parlements, tribunaux, médias, etc.) qui bâillonneraient le peuple.
  • Promotion de l’écologie intégrale, une forme d’instrumentalisation de l’écologie au profit de valeurs conservatrices et contre les progrès de la bioéthique, l’IVG, l’euthanasie, le mariage pour tous…

 

La démocrature a ainsi su imposer un récit selon lequel le libéralisme culturel met en danger les repères naturels de l’homme enraciné dans une culture spécifique. La démocratie illibérale entend bâtir une pensée politique de l’attachement au « chez soi » et de la cohésion sociale à l’échelle nationale.

La crise de la démocratie libérale est en partie liée à l’incapacité à construire un récit allant au-delà de l’économie, à l’incapacité à mener une bataille culturelle capable de contrecarrer la rhétorique réactionnaire.

¹Grotius, Droit de la guerre et de la paix (1625) ; Hobbes, Léviathan (1651) ; Locke, Deuxième traité du gouvernement civil (1690), Rousseau, Du contrat social (1762).